L'Inde qui
fait rêver
Par Elie
Wiesel
Tiré du livre Tous les Fleuves vont à la
mer, Le Seuil
 L’Inde
: pays des rêves, pays qui fait rêver. Il y
a longtemps que j’y songe, que j’en rêve. Ce
qui m’attire en Inde, ce n’est pas le désir
de rencontrer les sept cents maharajas, mais
les sages, les yogis, les ascètes. La
tradition bouddhiste me fascine. Les
mantras, les yogas, et surtout le
tantrisme : je les étudie, mais de loin. La
Bhâgavata gîta, les Upanishad, les Védas :
j’aime la beauté de ces textes, les liens
cosmiques qu’ils dessinent. L’Ange de la
Mort du Talmud et Shiva, le dieu destructeur
des textes bouddhistes, sont tous les deux
ennemis de l’ignorance autant que du plaisir
facile. Et comme le mysticisme hindou,
malgré son polythéisme apparent, est proche
du mysticisme juif ! A ceci près que ma
tradition refuse l’image, tandis que
l’hindouisme les multiplie. Une statuette de
Brahmâ juif serait inconcevable. Le Védanta,
donc, une version hindoue du Zohar? Le monde
ne serait-il qu’un rêve de Dieu? Et la
Création qu’une roue dont le mouvement est
éternel?
En vérité,
toutes les traditions mystiques sont proches
par leurs origines. Ce n’est qu’en surface,
dans leur superficialité, que les religions
s’opposent les unes aux autres, quand elles
ne s’annulent pas...
Du IVe au
XIVe siècle, une principauté juive
indépendante prospéra à Cranganore, dans le
Sud de l’Inde : on peut encore voir sa
charte dans la synagogue de Cochin. A la
tête de cet Etat juif se trouvait Joseph
Rabban, ami et protégé du prince qui lui
ordonna de transmettre ses fonctions de père
en fils. D’où venaient-ils, les Juifs de
Cranganore? De Palestine, naturellement.
Mais à quelle époque? Là-dessus, les
opinions divergent. Etait-ce avec les dix
tribus que le roi Salmanasar III emmena en
captivité? Ou avec les déportés du roi
Nabuchodonosor? A moins qu’ils n’aient été
envoyés en mission commerciale ou
diplomatique par le roi Salomon?
Ce qui est
certain, c’est qu’ils vécurent en paix a
Cranganore. Le grand Saadiah Gaon lui-même
parle de l’Inde : il était convaincu que
quiconque y allait devenait riche. Une
théorie prétend que Christophe Colomb voulut
partir en Inde uniquement pour découvrir cet
Etat juif qui, à ses yeux, serait
susceptible d’accueillir les futurs réfugiés
et exilés d’Espagne et du Portugal.
Cochin et
ses traditions, ses légendes, ses souvenirs.
Souvenirs de gloire mais aussi de détresse
avec l’occupation par les Maures, puis par
les Portugais, leur barbarie, les
souffrances collectives, l’Inquisition.
Pourtant l’Inde a la réputation d’être une
terre d’accueil et de tolérance. J’ai
souvent entendu des Juifs, à Bombay ou
ailleurs, se féliciter qu’il n’y ait jamais
eu d’antisémitisme, de discrimination
raciale ou religieuse en Inde. Mais les
castes? Et les parias? Et les affamés? Et
les estropiés?
Inde, pays
de défis et de conquêtes spirituelles, pays
de probabilités infinies comme Israël l’est
d’improbabilités infinies. Un Européen, un
Juif comme moi, peut-il vraiment s’y
orienter, peut-être même s’y accomplir?
Un Sage
m’aborde à la sortie de mon hôtel a Bombay:
« Pour cinq roupies je te dirai ton
avenir ». Je lui réponds : « Je vous en
donne dix si vous me dites mon passé ».
Interloqué, il me demande de noter ma date
de naissance et une date quelconque sur un
bout de papier. Il le saisit d’un geste
rapide, me tourne le dos pour faire ses
calculs et reste un moment figé. Quand il se
retourne, il semble effrayé : « Je vois des
cadavres, dit-il. Beaucoup de cadavres ».
Là, il m’étonne. Il ne peut pas savoir ce
que le 11 avril 1945 signifie pour moi.
Je passe un
Shabbat dans une famille juive de Bombay. Je
vais à la synagogue. Les Juifs me racontent
avec fierté la réussite des leurs. Les
Sassoon et les Kadouri sont des familles
richissimes, des dynasties, mais il ne
viendrait à l’idée de personne de les haïr
en raison de leurs origines ou de leurs
attaches juives : il y a tant d’ethnies,
tant de langues, tant de cultures, tant de
traditions dans ce vaste pays, que les Juifs
n’attirent pas l’attention comme groupe
particulier. Dans une synagogue, je
rencontre un étudiant juif américain
désireux de se convertir au bouddhisme. Je
lui demande pourquoi. Sa réponse ne peut que
m’attrister: « Le judaïsme est égocentrique
alors que le bouddhisme est la religion la
plus universaliste du monde ». A-t-il au
moins étudié, bien étudié, la tradition de
son peuple?
Je vis une
soirée inoubliable dans un Ashram à écouter
les étoiles, et une autre, plus loin, à
écouter celui qui écoute en silence.
J’apprends à lire les visages impénétrables,
à recevoir l’offrande d’un sourire. Je puise
dans l’enseignement des vieillards, je
l’assimile. La nuit, je ne sais plus quand
je rêve et quand je me détache de mon rêve
ou de l’homme en moi qui rêve. Le matin, je
ne sais plus si la lumière vient d’en haut
ou de plus haut encore.
Je suis le
seul étranger en ce lieu. Une centaine de
jeunes moines y méditent sur le sens de la
souffrance. Me voient-ils? Que pensent-ils
de l’étranger que je suis? En me croisant,
ils me saluent en levant les mains dans le
geste gracieux des hindous; ils me sourient
en s’inclinant, je leur souris a mon tour.
J’assiste à leurs prières. Leur manière de
chantonner l’OM résonne encore à mes
oreilles. Un vieux Maître m’invite à des
promenades. Je quitterai 1’Ashram sans avoir
entendu sa voix.
Je suis
amoureux de l’Inde, de sa puissance
spirituelle et des possibilités
intellectuelles qu’elle incarne. Mais il va
falloir m’en arracher. Sa conception de
l’existence et de Dieu est trop différente,
trop éloignée de la mienne. Pour les Juifs,
la douleur est une insulte à l’homme. La
souffrance d’autrui m’implique et me
condamne ; je n’ai pas le droit de m’en
détourner. Les Juifs doivent ‘choisir la
vie’, la mienne et celle de mon prochain,
celle d’ici-bas, de maintenant. Et choisir
les vivants. D’ailleurs, le même mot ‘halm’
signifie à la fois ‘vie’ et ‘vivants’. Je
n’ai pas le droit de renvoyer mon salut à
une prochaine réincarnation : ce que je ne
fais pas aujourd’hui, je n’aurai plus jamais
la possibilité de le faire.
L’accomplissement de soi n’est possible que
dans le moment qui s’écoule.
Je rentre
d’Inde encore plus juif qu’avant.
© Elie Wiesel
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