Un monde
sans l'Inde
Par
Olivier Germain-Thomas
 Imaginons
le monde sans l'Inde. Nous pourrions vivre,
penser, aimer, marcher... de la même manière
mais il y a des lieux de la conscience qui
n'auraient jamais été animés. Nous aurions
moins de raisons de nous réjouir de notre
passage sur terre.
Sans l'Inde il n'y aurait pas cette figure naturelle et
surnaturelle du Bouddha en méditation,
sommet de l'humain.
Pas de dieu dansant dans le cercle de feu, créant les mondes, les
détruisant pour les recréer, ne faisant
qu'un à l'occasion avec sa shakti.
Sans l'Inde, quelle autre culture aurait érigé l'ascète nu comme un
modèle que chacun devrait pouvoir suivre,
l'âge venu ? Y aurait-il la musique des râga
qui font descendre les dieux et sortent les
nymphes du royaume des morts ?
Deux corps unis dans le plaisir sensuel, deux corps en marche vers
la réalisation spirituelle. Cri d'abandon,
prière. Recommencer à deux la création
divine. Alchimie propre à l'Inde.
Et le yoga ? Et les danses sacrées, la vibration des vïnâ, les
fêtes de pleines lunes ? La médecine
ayurvédique ? Le kalarippayat ? Les
mythes, les temples contre la mer, les
mosquées, les palais oubliés, les tigres qui
ne mangent pas les saints, les saints qui
mangent des goyaves ?
Maintenant, imaginons qu'il n'y ait que
l'Inde. La collection des dieux serait
complète, celle des visages également. La
pensée aurait fait le tour des possibles.
Mais il y aurait un manque, signe du génie
de l'Europe : la mesure humaine comme étalon
de la création.
Le chant d'un batelier au loin sur le Gange,
un suspens dans la lumière du soir.
Ce ne sont pas les dieux qui apparaissent, comme en Grèce, c'est le
fleuve lui-même qui charrie le divin.
La nuit. Quelques reflets sur l'eau.
Coassements de grenouilles dans les joncs.
Les dieux veillent.
Le génie de l'Inde ?
Il suffit de regarder le visage des vieux.
Profane et sacré qui, en principe, occupent
deux places distinctes dans notre cerveau,
ne sont pas séparés en Inde. Le corps est
« sacré », l'acte d'amour peut l'être tandis
que des hommes mangent, dorment, discutent
ou jouent dans les sanctuaires.
Le temple est cependant un lieu à part qui est la demeure d'une
divinité réelle. Le rituel du diparthamba
marque bien que pénétrer dans un temple
implique un changement de lumière. Le fidèle
brûle du camphre contre un pilier situé près
de l'entrée. Ainsi reçoit-il la lumière
intérieure du temple.
Pas d'acte de foi pour un hindou. Sa
religion exprime une vérité naturelle, au
même titre que les lois physiques. La loi
des actes, karma, est considérée
comme un phénomène naturel. De même pour le
samsara. Seul le brahman a été
discuté par un courant assez important que
l'on a coutume de nommer « matérialiste ».
Pas besoin de conciles dans l'hindouisme. Des textes, des mythes,
des rituels qui expriment l'ordre du monde.
On peut discuter sans fin des mérites
comparés des philosophies indiennes et
occidentales.
Au départ, bien savoir qu'il y a une opposition irréductible : la
conception du moi. D'un côté une fumée, de
l'autre une entité unique.
Cette impression de décalage que donne
toujours un Indien, que l'on parle ou agisse
avec lui, provient du fait qu'il entretient
en même temps une autre conversation. Il
dialogue avec l'ordre du monde (représenté
par le dieu), et c'est pour lui primordial.
La mort ? Elle sous-tend la pensée. Les
bûchers la rappellent.
Mais on ne la représente pas, on n'en parle pas, on ne se complait
pas en sa compagnie. Le but de l'hindou :
avoir progressé quand elle arrivera. Attente
sans angoisse.
Une éclipse.
La déesse Kali que l’on célèbre aujourd'hui
dans ce village est liée au temps (kala)
dont elle représente l'énergie, mieux
encore, disent les textes, la puissance
transcendante. Elle a donné son nom à la
ville de Calcutta. On la voit souvent
représentée dans les temples shivaïtes. Elle
inquiète à juste titre quand on est habité
par la peur de la mort bien que sa fonction
soit de nous en libérer. L'intégrer dans
notre imaginaire ou dans notre inconscient
nous élève au-dessus des étouffantes
dualités.
Dans le Kali Tantra, elle est décrite
ainsi : « Effrayante à voir, son rire
découvre ses dents terribles. Elle se tient
debout sur un cadavre. Elle a quatre bras.
Ses mains tiennent une épée et une tête
coupée et font les gestes d'éloigner la
crainte et de donner. Elle est la déesse
bénéfique du sommeil, compagne de Shiva.
« Nue, vêtue d'espace, la déesse resplendit. Sa langue pend, hors
de sa bouche. Elle porte un collier de têtes
de mort. Telle est la forme digne de
méditations, de la puissance du temps, Kali,
qui réside près des bûchers funèbres. »
La transmission s'est faite et continue de
se faire par voie orale. Enfouis sous les
livres, nous avons oublié la vitalité de la
parole. De plus, nous accédons à la pensée
de l'Inde en oubliant qu'elle demande une
pratique. Nous appliquons notre manière de
penser à une culture qui procède
différemment. Et c'est ainsi que s'écrivent
quantité de sottises.
Les hindous sont persuadés que les paroles
sacrées sont un organisme vivant. En
écorcher une, c'est blesser le réel,
mécontenter les dieux. Quel labeur demande
la réparation ! Parfois il faudra reprendre
la récitation depuis le début. Réparer ne
veut pas dire effacer.
Jamais rien ne s'efface.
Nous accomplissons une mauvaise action, nous en subissons les
conséquences pendant une, trois, sept
vies...
Sur la haute tour (gopuram) qui sert
de porte au temple un homme nettoie les
statues colorées des dieux. Personne ne fait
attention à lui.
Un de plus, un de moins...
Les vaches dans la foule du marché, les
enfants assis dehors pendant la classe, un
aveugle qui chantonne conduit par une
fillette en guenilles, des dieux
peinturlurés à qui l’on demande une bonne
récolte, des garçons, une guérison, de la
pluie... les lavandières qui papotent autour
du lavoir, un bébé couché sur de la paille,
une vierge qui allaite... Dante ici n'est
pas dépaysé.
Il guette Virgile derrière le bosquet.
Méditer en attendant un train, chez le
coiffeur, dans les embouteillages des villes
hideuses, méditer nu, en allaitant, en
aimant (possible), en refusant un verre
d'eau, en déféquant (difficile), en mangeant
un aloo gobi trop épicé, en se
faisant agresser (héroïque), en montant au
temple, en se baignant dans le fleuve, en
écoutant sous le banian les perruches vertes
dans le parc de la Société théosophique à
Madras, méditer à bicyclette, sous la lune,
en carriole... Méditer.
L'Inde (et une grande partie de l'Asie marquée par le bouddhisme)
pense l’instable. L'obsession de l'Occident
a été celle du point fixe. Croire qu'il y a
du permanent est un lit douillet plein
d'épines. Chaque défaite (surtout la mort)
suscite la révolte. Ici, un détachement
serein remplacera l'angoisse de la perte
puisque l'acte de propriété n'est que
volutes. Le deuil est plus léger si le
« réel » n'est qu'un jeu éphémère.
Quelquefois un soupir, un mot, une seule
note, fines lames, ouvrent le ciel. Dans ce
temple sur une colline de pèlerinage c'est
tout un ramdam de trompettes, tablas,
cymbales. Inutile d'avoir l'oreille interne.
Quelque chose d'essentiel se joue en Inde.
Ni dans les temples, les gares, les palais,
les marches, les chemins creux, les jungles
ou sur les longues plages désertiques. Dans
le cœur de l’homme-femme indien.
Si je n'avais pas rencontré l'Inde, je
n'aurais que mon enfance pour savoir que les
mythes se touchent et se sentent.
Un jour c'est fait, on a été piqué par
1'Inde, notre rapport à la vie s'en est
trouve modifié. La « modernité » apparaît
comme une minuscule aventure, le papillon
gris d’une morne saison. Le progrès, une
idée partielle et partiale.
La religion, une nécessite de la vie, même si Dieu s'est retiré. La
beauté, 1'oxygène sans quoi les jours nous
étouffent.
Le Temps a changé de maître.
Extraits du
Voyage des Indes, publié en 2003 par
l’Imprimerie Nationale avec des
photographies de R. et S. Michaud. |