L'Inde en
pleine mutation ?
Par
Thomas Riboud
Chaque voyage en Inde est une source
d’étonnement et de fascination:
l’évolution des villes, des mentalités,
de la société est aussi rapide qu’est
profond l’attachement aux traditions.
L’identité indienne, maintenant
largement diffusée dans le monde, n’en
est en rien affaiblie.
La vie de ma grand-mère, Indienne née à
Calcutta, reflète, à sa mesure, ce
paradoxe : une ouverture au monde au
contact duquel son indianité, loin de
s’y dissoudre, s’impose comme l’une de
ses composantes essentielles.
Ma grand-mère a eu la chance d’être
l’une des premières indiennes à faire
ses études hors du territoire indien.
Son grand oncle, Rabindranath Tagore,
lui permit de quitter Calcutta pour
suivre ses études aux Etats-Unis avant
même la fin de la seconde guerre
mondiale.
Bien qu’elle ait habité pendant plus
d’un demi-siècle en France, ma
grand-mère ne pouvait concevoir de vivre
hors d’une atmosphère indienne. Mes
premiers souvenirs d’Inde sont ainsi
liés à l’appartement parisien de mes
grands-parents dans lequel régnait une
odeur mélangeant bois de santal et
encens. C’est une odeur que j’ai ensuite
retrouvée à plusieurs reprises : dans la
maison familiale à Calcutta bien sûr,
mais également au détour de ruelles
d’Udaipur, dans certains temples du sud
de l’Inde ou des quartiers de Varanasi.
Ma grand-mère apportait l’Inde en
France. Bien qu’elle ne soit jamais
revenue vivre en Inde, elle restait la
plus indienne des Françaises, habillée
en sari pour les grandes occasions,
faisant brûler de l’encens devant sa
statue de Ganesh
, participant aux évènements liés à
l’Inde se déroulant en France, et
accueillant autant que possible les
Indiens de passage à Paris.
Paradoxalement, sa présence, plus que
ses actes, favorisait la promotion de la
culture indienne en France.
A sa mesure, la vie de ma grand-mère
illustre tout le paradoxe de l’identité
indienne s’épanouissant au contact
d’autres civilisations : une évolution
ancrée dans la tradition.
L’évolution de l’industrie
cinématographique indienne (les fameux
films de Bollywood !) reflète
également, dans d’autres proportions et
à sa manière, la vision indienne de
l’ouverture au monde. Les films produits
à Mumbai ont évolué avec leur temps, les
héros conduisent les derniers coupés,
étudient aux Etats-Unis ou en Angleterre
et les chansons font plus penser à des
remix de Britney Spears qu’à des dérivés
des œuvres de Ravi Shankar.
Ces aménagements, dictés par l’évolution
des mœurs et par la volonté de séduire
un public jeune imprégné des séries
télévisuelles américaines, n’empêchent
en rien les films bollywoodiens de
n’offrir aucune concession au cinéma
occidental.
Souvent ponctués par des chansons et des
danses, ils reprennent les mêmes
thèmes : généralement un amour
impossible en raison d’une différence de
classe sociale ou d’un différend
ancestral entre la famille du futur
marié et de la future mariée. Le tout
clôturé par un happy end nécessaire et
commun à toute œuvre de divertissement.
L’industrie cinématographique indienne
ne fait aucun compromis. Elle souhaite
exporter des films bollywoodiens et non
des répliques de films occidentaux
réalisés en Inde. Elle cherche à évoluer
et à se diffuser sans renoncer à
elle-même, ni reproduire un style
cinématographique emprunté à d’autres.
Le cinéma indien, à l’image de l’Inde,
s’impose per se, par sa simple
existence et le fait qu’il touche une
population d’un milliard d’habitants.
Face à cette puissance du nombre, et à
la révolution économique en cours qui
devrait permettre à l’Inde de se placer
dans le courant du 21ème
siècle comme un concurrent sérieux de la
Chine, les non-Indiens peuvent
légitimement se demander quelle Inde va
ainsi s’imposer. S’agit-il de l’Inde
traditionnelle, réelle ou rêvée, ou bien
de l’Inde du XXIème, mêlant industries
de haute technologie et centres
d’appel ?
Posée ainsi, cette question suppose
qu’une telle révolution économique
pourrait bouleverser la culture indienne
« traditionnelle » et finir par
l’éliminer ou tout du moins par
l’émousser au fil du temps.
Paradoxe de nouveau, c’est un auteur
indien « traditionnel », Tagore, qui
nous fournit une piste de réponse à
cette question éminemment
contemporaine : l’indianité serait, en
elle-même, suffisamment forte pour
résister à une exposition
internationale, et pourrions-nous
ajouter, au temps.
C’est ainsi que la révolution que
connaît actuellement l’économie du
sous-continent indien entend précisément
utiliser le passé et l’histoire pour
construire et imposer l’Inde de demain.
Pourquoi par exemple modifier des noms
mondialement connus tels que Bombay,
Madras, Calcutta, ou Bénarès, pour des
noms a priori impersonnels et sans
histoire ? C’est le passé qui est à
l’origine de ces changements, un retour
aux sources correspondant à un besoin
d’indianité et de démarcation de
l’influence anglaise. Une façon de
faire table rase de l’histoire subie,
d’y retrouver son passé pour entrer dans
une nouvelle ère.
Ce mélange de tradition et
d’évolution/révolution donne lieu à une
cohabitation constante entre héritage et
modernité. Ainsi, l’Inde possède parmi
les meilleures universités mondiales,
notamment en matière de droit. Des
campus splendides, des bibliothèques et
des moyens immenses au service des
étudiants. Pourtant, l’administration
repose toujours sur des amas de dossiers
poussiéreux et des systèmes
anachroniques de classement. L’Inde est
d’ailleurs réputée pour la longueur de
ses procédures administratives, une
légende urbaine voulant même qu’une
procédure judiciaire encore en cours ait
été initiée il y a plus d’un siècle.
Les immeubles ultra-modernes côtoient
les maisons coloniales délabrées ou les
abris de fortune installés dans la rue,
les fast-foods côtoient les vendeurs de
pan,
les derniers 4x4 côtoient les chars
à bœufs ou les éléphants transportant
leurs cargaisons de bambous. Ultime
paradoxe pour un ressortissant étranger,
au lieu d’interdire le travail des
éléphants en plein milieu de Delhi, le
gouvernement indien qui cherchait à
éviter les accidents nocturnes, a
préféré les équiper de harnais
phosphorescents spécialement conçus à
cet effet. Un voyageur peut passer du
centre financier de Mumbai aux mille et
une nuits des palais du Rajasthan, aux
immenses temples-grottes d’Ajenta et
Elora, aux plages de Goa, aux rues
bondées de Kolkata (Calcutta) qui
auront, d’ailleurs, changé de nom depuis
son dernier voyage.
Aussi, la question n’est-elle plus de
savoir si c’est une Inde « traditionnelle »
ou « contemporaine » qui s’imposera, mais de
quel masala (mélange d’épices)
l’Inde sera faite. Réussira-t-elle aussi
bien à composer sur son propre territoire
avec ses différentes populations qu’à
imposer son économie et ses produits au
reste du monde ? Au-delà des choix
politiques, il appartiendra à chaque citoyen
de décider quel type de société il souhaite
construire.