Vers un
nouveau mariage indien
Par
Vijay Nagaswami
Vijay Nagaswami, médecin psychiatre à
Chennai, a travaillé pour l’OMS en tant que
consultant. Il a publié en 2002,
Courtship and Marriage: A guide for Indian
couples, qui a connu un grand succès en
Asie.
Il
n’est pas nécessaire d’être sociologue pour
s’apercevoir que l’institution du mariage en
Inde est aujourd’hui mise à rude épreuve. Le
temps est passé où le couple marié
traversait stoïquement une vie commune non
choisie, d’anniversaire en anniversaire de
mariage, dans une relation dont la
permanence relevait d’une fatalité subie.
Dans l‘Inde urbaine d’aujourd’hui, les
questions de la monogamie, des relations
multiples, de familles uniparentales, ou de
célibat choisi, sont activement dans
l’esprit de nombreux jeunes adultes qui se
demandent s’ils vont se marier ou non et à
quel âge. D’un autre côté, l’extraordinaire
succès des sites d’union matrimoniale
suggère que l’institution du mariage n’est
pas près de s’écrouler, bien que les
portails concernant les amitiés hors mariage
connaissent aussi une popularité croissante.
Lorsque de jeunes indiens urbanisés et
éduqués décident finalement de se marier,
ils le font plus tard que leurs parents, et
les règles du mariage en milieu urbain
changent de manière importante. En d’autre
mots, en s’adaptant aux réalités sociales et
émotionnelles contemporaines, les « nouveaux
Indiens » de la metropolis indienne
semblent dessiner les contours d’un
« nouveau mariage», qui se distingue
clairement de l’ancien.
Avant d’explorer le phénomène, jetons un
regard sur « le nouvel Indien » lui-même,
cette créature urbaine qui a émergé
récemment dans les grandes villes et qui
semble parfaitement heureuse de vivre en
Inde. Même lorsqu’il cherche un travail à
l’étranger, c’est davantage pour acquérir
une expérience, vivre une phase indépendante
de sa vie loin de la famille et enrichir son
CV que pour quitter un pays où l’avenir
semble prometteur. Les Paav bhaki et
masala dosa sont autant appréciés que
les pizzas et les hamburgers ; le
Kumbakonam coffee autant que le
capuccino ; le tendre jus de coco que les
boissons énergétiques ; l’acteur Shahrukh
Khan autant que Georges Clooney ; la salsa
autant que la garba dansée en
l’honneur de Krishna. En d’autres mots, les
nouveaux indiens ne rejettent ni l’Inde ni
les Indiens. Ce qui leur vient d’ailleurs se
surajoute sans rien remplacer. Le nouveau
patriotisme indien n’est ni chauvin ni
chagrin. Être Indien est simplement un fait
de la vie : on est ce qu’on est. Il n’est
pas nécessaire de le crier sur les toits, ni
de le garder jalousement comme un secret.
Le nouvel Indien est davantage panindien,
sans doute parce que sa vie professionnelle
est plus mobile : être né à Ludhiana, éduqué
à Kolkata, doté d’un MBA de Lucknow,
travailler à Chennai et se marier à
Hyderabad n’est plus un scénario
exceptionnel. Le nouvel Indien ne
s’embarrasse pas de problèmes linguistiques,
la langue n’est qu’un outil de communication
et ne définit plus une identité. Le nouvel
Indien vit aussi sa vie plus consciemment.
En conséquence, ses relations sont
émotionnellement plus intenses et plus
chargées de sens. Mais il est aussi plus
impatient, plus direct, certains diraient
plus effronté. Il n’accepte guère la
frustration, il demande une gratification
immédiate et suit facilement ses impulsions.
La conscience politique et sa participation
à la vie publique ne sont pas en tête de
liste de ses préoccupations. L’art est moins
apprécié que le divertissement et le risque
d’un comportement consumériste apparaît
distinctement.
Toutes ces caractéristiques se reflètent
dans la nouvelle conception du mariage,
lequel n’est plus considéré comme une étape
inévitable de la vie, mais plutôt comme un
élément destiné à procurer un
accomplissement émotionnel. En d’autres
mots, Le nouveau mariage indien se veut plus
consciemment vécu que précédemment.
L’augmentation du taux de divorces est
compensé par un taux élevé de remariages. De
plus, les raisons invoquées pour le divorce
renvoient à un refus de la frustration
plutôt qu’à une incompatibilité entre époux.
Cela fait partie, à mon sens, des premiers
symptômes de libéralisation de la pensée que
connaît la société indienne. Après des
années de refoulement, nous découvrons
soudainement que nous avons une réelle
capacité de choix, et nous l’exerçons plus
consciemment. Il est vrai que certains
d’entre nous, intoxiqués par cette récente
ivresse, avons tendance à en faire un peu
trop. Il est possible qu’en cette phase
précédant une maturité à venir, nous
exercions nos choix sans trop consulter la
raison. Mais c’est là un phénomène passager,
un correctif apporté à une situation qui
était elle-même excessive. Nombre de « vieux
indiens » auraient rêvé d’avoir pu divorcer
de leur conjoint, solution interdite par le
poids de la condamnation sociale.
Aujourd’hui cela est devenu possible et
beaucoup sautent le pas. Mais je suis sûr
que les jeunes couples ont assez de sens
pour comprendre que ce n’est pas pour autant
une nécessité. Surtout s’ils arrivent à
structurer leur mariage et leurs relations
personnelles différemment.
En tant que conseiller conjugal, j’ai pu
voir les changements se produire dans le
mariage indien, particulièrement durant les
dix dernières années. Le nouveau mariage
indien semble aujourd’hui centré sur une
recherche de plénitude émotionnelle
partagée, plutôt que sur la procréation ou
la récréation. Le couple a pris possession
du mariage, y compris dans les mariages
arrangés par les parents. Les nouveaux
indiens tendent à participer activement à la
recherche de leur futur partenaire, et ils
se sentent plus impliqués qu’auparavant dans
ce qui est devenu «leur» mariage. Les deux
partenaires reconnaissent le besoin pour
chacun d’un espace à soi, comme d’un espace
« à nous ». Ils comprennent que les conflits
et les disputes sont inévitables lorsque
deux individus s’engagent dans une relation
intense, et ils tentent de les régler par la
voie de la raison. Une place importante est
accordée à l’expérience de l’intimité
sexuelle et émotionnelle, et ils ont accepté
que les parents comme les enfants puissent
disposer chacun de son espace propre,
clairement localisé en dehors de l’espace du
mariage. Les deux partenaires cherchent à
établir une communication honnête et
transparente. Les couples n’hésitent plus à
recourir à l’assistance de professionnels
lorsqu’ils n’arrivent plus à régler leurs
problèmes. Ils comprennent que le divorce
est une option légitime lorsque le mariage
ne marche pas en dépit des efforts fournis
par les deux partenaires, mais seulement en
dernière instance, comme la dernière option
disponible.
Je ne veux pas donner l’impression que tous
les mariages contemporains en milieu urbain
suivent ce schéma, ce n’est pas le cas. Mais
les nouveaux types de mariage deviennent de
plus en plus visibles, et j’ai bon espoir
qu’ils vont aussi devenir plus viables et
plus durables dans les années à venir. Le
nouveau mariage indien est parmi nous, et
reste à voir s’il s’ancrera dans les mœurs
ou disparaîtra. Mais il est certainement
trop tôt pour dresser l’acte de décès du
mariage indien.