L'an
prochain à Lhassa
Par
Anne Bonneau
 Dans
son recueil intitulé L’an prochain à
Lhassa, Claude B. Levenson nous invite à
la rencontre ; rencontre avec ces
Tibétaines, ces Tibétains que l’auteur a
croisés au fil des dernières années. Réédité
cette année, l’ouvrage de Claude Levenson --
dont la première publication date de 1993 --
bénéficie d’une mise à jour, et s’enrichit
d’un nouveau chapitre : Ainsi « Réfugiés
nouvelle vague » témoigne de la continuité
du flot des émigrés, encore et toujours…
Les histoires de ces hommes et femmes sont
racontées à pas menus, en toute pudeur et
simplicité. Des témoignages déposés à la
faveur d’une rencontre, éclairés d’une
lumière vespérale ou à une pénombre propice
aux confidences… Moments de calme où se
révèlent des vies tourmentées.
Quelles motivations poussent la journaliste
à cette quête d’histoires de vie ? Toute une
vie, sans doute, tournée vers le peuple
tibétain ; une foi solide, le soutenant
contre l’oppression de la colonisation.
L’édification de ce recueil, nous dévoile
petit à petit la vie quotidienne et le monde
bouleversé des Tibétains, poussés sur
d’autres chemins que ceux de leur pays
natal, chamboulés par la colonisation
chinoise du Tibet. Un à un, ils déroulent
l’histoire de leur vie, teintée de cette
injustice profonde qu’ils ont vécue dans
leur chair. Les uns et les autres tentent de
mesurer ce qui les a poussés sur les chemins
de l’exil. Car ils le sont tous, exilés :
Exilés pour tenter de sauver, plus que leur
vie, leur identité tibétaine.
A travers leur parcours de vie, est retracée
l’histoire des cinquante dernières années du
Tibet; A travers le regard de ces hommes et
femmes les grands drames prennent corps.
C’est une des vertus de cet ouvrage,
permettre de savoir, ou de raviver la
mémoire de l’Histoire d’un peuple que la
Chine aimerait faire oublier.
Tous, dans ce recueil, sont là pour nous
rappeler les violences subies : La pudeur
n’est pas étrangère à leur témoignage,
l’indicible se faufile entre les lignes ;
Claude Levenson nous y amène sans brutalité,
dans le choix et l’ordre de narration de ses
témoins.
L’humour n’est pas absent de l’histoire de
Lhakpa Tsering, l’enfant exilé en France au
début des années soixante.
Avec beaucoup de douceur et de simplicité
Kelsang Pelmo, petite nonne qui voit un
monde s’écrouler, évoque la foi qui la porte
encore aujourd’hui. En 1988 la petite
villageoise vient pour la première fois à
Lhassa, assister aux cérémonies longtemps
interdites du Nouvel An. Là, la foule est
dense et fervente. Après trente années
d’interdits et de brimades, au cœur des
prières, l’impensable se produit, encore :
« Nul n’a su ni ne saura sans doute jamais
ce qui s’est passé à cet instant-là, quand
tout a basculé. Des coups de feu ont retenti
dans l’air figé de froid ou de peur. La mer
lie-de-vin frangée d’écume orange s’est
ouverte devant les blessés, puis s’est
précipitamment refermée pour mieux les
protéger, des sirènes se mirent au diapason
des chiens hurlant à la mort. Lhassa la
Tibétaine serrait le poing et pleurait ses
morts »
Ce jour-là, Kelsang Pelmo décida qu’elle
serait religieuse, vouant sa vie à alléger
souffrances et peines à ses semblables. La
jeune nonne évoque alors des années de
brimades, d’emprisonnement et de torture
tandis qu’elle tente avec les siennes de
faire revivre les lieux de culte, de vivre
en harmonie avec une tradition bafouée jour
après jour par les occupants chinois de plus
en plus nombreux.
D’autres moines évoqueront à leur tour
leurs années d’apprentissage dans un pays où
l’occupant chinois, détruisant livres sacrés
et lieux de culte, classe la religion dans
les activités suspectes et les religieux
dans celle des ennemis dangereux.
L’histoire du lama Pema a des airs de
légendes, où le quotidien se construit au
gré des présages et de la foi, dans la seule
volonté de reconstruction des temples
démolis par les colonisateurs. Une bulle
d’oxygène, avant d’être plongé dans la vie
de Palden Gyatso « soixante et un an,
dont plus de la moitié dans les geôles
chinoises ». Le moine évoque l’exil du
Dalaï-Lama, les premières années de la
colonisation chinoise et son calvaire dans
les prisons inhumaines de Lhassa.
Au fil de ces histoires, menant toutes à
l’exil au péril des vies, la relation avec
l’occupant est largement évoquée : Tous
mesurent la perte de leur âme, de leur
identité, dans un quotidien laminant :
l’intrusion du « modèle chinois », la
scolarisation obligatoire des enfants en
chinois, la présence militaire pesante, les
usages traditionnels interdits, bafoués, et
le sentiment d’être oubliés du monde ; si
tous offrent l’histoire de leur vie, de
leurs pérégrinations intimes, de leurs
doutes et leurs douleurs, c’est avec
l’immense désir de faire savoir : Faire
connaître la vérité sur les conditions de
vie des Tibétains dans leur pays annexé,
loin de la propagande officielle chinoise.
Nombreux sont ceux évoquant l’espoir
naissant lors de l’ouverture du pays aux
visiteurs occidentaux : premiers témoins,
relais d’une humanité bafouée, impuissante à
se faire entendre. Hélas, la cause du Tibet
n’est entendue par le reste du monde que par
intermittence, et l’opinion internationale a
peine à se concentrer sur un sujet balayé
dans la minute par mille autres « urgences »
relayées par les médias d’information
non-stop…
C’est la force de cet ouvrage : Ces
entretiens sobres et précis vous alpaguent
sans que le pathos n’ait besoin d’être
sollicité ; à l’écoute de ces personnalités
débordantes d’humanité, nous mesurons la
richesse de leur culture, et pesons les
doutes et les espoirs qui les habitent. Car
l’espoir, il est là, dans tous les
témoignages et comme le résume le titre de
l’ouvrage « L’an prochain à Lhassa ». Malgré
ces témoignages d’espérance, nous pouvons
rester dubitatifs après avoir pris la mesure
de la politique chinoise au Tibet.
Retrouver Lhassa ?
Le Dalaï-Lama, dont le témoignage apparaît
en dernier chapitre de l’ouvrage, veut le
croire. Une Lhassa étrangère, mais riche
d’une culture préservée loin de ses murs par
tous ces exilés, nourries des mille
réflexions de ces déracinés sur leur
culture, la valeur de leurs traditions, la
prépondérance de leur religion.
©
Anne Bonneau
2006-2010 |