Interview
de Patrick Deyvant
Directeur de
l’Alliance Française de Bombay
par Chandra
Pitchal
Depuis quatre ans, directeur de
l’Alliance Française de Bombay, Patrick
Deyvant, a rencontré beaucoup de monde : de
plus en plus de chefs d’entreprise, de
nombreuses délégations de sénateurs et de
parlementaires, une activité accrue, un
intérêt croissant des français pour l’Inde,
et par là même, un développement des
échanges entre l’Inde et la France. Pour
Patrick Deyvant, ce pays foisonne
d’activité, il s’y passe tant de choses
qu’il aimerait que ses compatriotes viennent
voir, découvrir, s’intéresser, et établir de
nouveaux contacts.
Il
note avec enthousiasme le fort intérêt des
artistes français pour venir à la rencontre
du public indien, des tournées de groupes de
rock français qu’il a pu organiser, ainsi
que l’extraordinaire réponse du public. Les
Indiens ont très peu l’occasion de voir des
artistes africains, mais Patrick Deyvant a
su prendre le risque d’une très grande salle
comme celle du NCPA de Bombay pour le
concert de Lokua Kanza, un chanteur de
l’ancienne République du Congo. Le résultat
a dépassé ses espérances : « il y avait tout
de même 200 personnes dehors qui n’ont pas
pu entrer ! » rappelle-t-il avec jubilation.
La curiosité des Indiens pour les
pays francophones pousse Patrick Deyvant à
orienter sa programmation vers un grand
festival de cinéma africain, mais il
n’oublie pas pour autant l’axe européen.
Pour la journée de l’Europe, le 9 mai, les
Indiens se sont passionnés pour le
fédéralisme, le fédéralisme indien et ce qui
se passe sur ce plan en Europe. La
conférence d’Anthony Bellanger, journaliste
au Courrier International fut une réussite.
Surpris par la connaissance de ce public,
stupéfait par leur curiosité, leur désir de
questionner, Patrick Deyvant aime son
métier. Il nous raconte ses plaisirs, la
ville, les hommes, sa vie. Son humanisme
nous touche, l’esprit français pétille en
Inde.Q. Quelle a été votre
première impression d’AD ?
Q : Comment avez-vous perçu ce pays, le
connaissiez-vous avant d’y venir ?
R
:
Non, pas du tout. Je n’avais jamais
pensé que je travaillerais un jour en Inde.
J’étais au Mexique, pendant cinq ans, où
j’ai vécu une expérience très riche. Du
coup, je ne m’imaginais pas dans un petit
pays. L’Inde m’a paru la meilleure option :
un grand pays avec une culture millénaire.
L’expérience de Bombay est un peu à part, ça
ne reflète pas toute l’Inde. Ce n’est pas
simplement parce que c’est la capitale
économique. C’est une ville très
cosmopolite, ouverte sur le monde. Les gens
voyagent énormément. La vie est
passionnante, on y est très sollicité. Il
suffit de s’intéresser un peu aux autres, et
on est immédiatement pris dans un tourbillon
d’invitations, de réceptions. Les habitants
de Bombay sont très très sociables.
Ils ont un besoin de s’exprimer, de
communiquer. Il est très difficile pour eux
de rester concentré, surtout le soir. Il ne
faut pas programmer des spectacles qui
durent trop longtemps ou très tard, car ce
qui leur plaît c’est de se retrouver, de
parler, de pouvoir se raconter ce qu’ils ont
vécu dans la journée, leurs projets.
Q : Vous n’avez donc pas eu de difficultés
particulières pour vous adapter ?
R
:
Aucune difficulté. Je me suis très vite
senti intégré. C’est facile d’établir des
relations, de se faire des amis. Et ce sera
difficile de quitter Bombay car tous ces
amis ne peuvent pas s’imaginer que nous
allons partir. Tous nous demandent de
trouver un moyen de rester. À tel point que
j’ai effectivement fait des démarches dans
ce sens, pour prolonger l’expérience,
trouver un nouveau travail qui me permette
de rester à Bombay. C’est pour vous dire
combien je m’y sens bien. J’aime vivre ici,
j’aime l’ambiance, j’aime aussi le fait que
les Indiens sont à ce point entrepreneurs.
J’ai l’impression qu’ils ont horreur du vide. Dès qu’il y a un
espace quelque part, il est immédiatement
comblé. C’est un peu la même chose avec la
circulation, c’est l’embouteillage ! Il y a
vingt-quatre heures dans une journée, et une
activité absolument effrénée. On sent que
les gens ont envie de faire des choses. Il
est facile de collaborer avec les Indiens,
et j’ai l’obligation dans mon métier
d’établir des collaborations. Dès que vous
proposez des choses, ça marche. Plus c’est
original, plus ça paraît fou, plus les
budgets sont colossaux, et plus un projet a
des chances d’aboutir ! Ce que j’aime
beaucoup c’est que lorsqu’on propose un
projet et que l’on commence à travailler
avec les Indiens, on est très vite dépossédé
de ce projet. Tout d’un coup ça devient leur
projet et j’adore ce sentiment.
Q : Alors c’est facile de travailler en
Inde ?
R
;
C’est facile parce que les gens sont
curieux et intéressés par ce qui vient
d’ailleurs. C’est facile si l’on fait
l’effort de s’adapter, l’effort de ne plus
simplement penser en occidental, d’accepter
leur rythme. Les Indiens adorent faire les
choses à leurs manière. Il faut l’accepter
et se dire qu’il y a une raison. Il ne faut
pas se crisper, il faut être extrêmement
détendu, avoir beaucoup de patience aussi.
Les choses finissent par se faire, mais pas
toujours comme on l’a pu imaginer. C’est là,
je trouve, où réside l’intérêt, car
justement on apprend quelque chose, un autre
point de vue, un autre regard. A partir du
moment où on a cette facilité-là, cela
devient facile et passionnant. Ils vont
beaucoup plus loin que moi, un français à
Bombay. Ils savent mieux comment ça marche.
Si j’accepte ça, j’acquière également une
meilleure connaissance du fonctionnement de
la société, des modes de penser, et des
possibilités qui existent. Lorsqu’on
travaille à l’étranger, il est très
important d’avoir cette flexibilité,
d’oublier un petit peu sa propre façon de
penser, et finalement faire confiance. Faire
confiance et être passionné, il faut aimer
les gens, avoir envie d’aller à leur
rencontre. C’est un point fondamental.
Q : Est-ce naturel chez vous, ou est-ce que
cela vient avec les voyages ? Ce serait
comment pour un français fraîchement
débarqué ?
R
:
Je crois que d’avoir eu une expérience
de vie à l’étranger aide quand même. On a
peut-être plus l’attitude de se mettre en
retrait, et l’on est déjà perméable à
l’autre, à l’étrangeté. Je pense que ce
n’est pas toujours facile pour tous mes
compatriotes de s’expatrier. Les français
ont plutôt tendance à rester entre eux. Mais
c’est une tendance ancienne et qui tend à
disparaître. Aujourd’hui ils prennent
conscience de la nécessité de s’ouvrir, et
ont peut-être moins peur.
Q : J’ai toujours entendu parler des
français qui vivent entre eux, qui se
côtoient, et qui ne se mélangent pas à la
société indienne, pourquoi ?
R
:
Il faut voir un peu ce qui se passe
en France. Les gens ont souvent du mal à
faire 100 ou 150 kilomètres pour trouver du
travail. Le français est très enraciné. Ce
n’est pas un facteur facilitant lorsqu’on
s’expatrie. Mais enfin, il est important de
noter un changement dans les mentalités. Ces
dernières années, les français ont intégré
l’éventualité de ne pas vivre au même
endroit, de refaire sa vie ailleurs.
Q : Comment faire passer ce message ?
R
:
Lorsqu’on peut présenter le cinéma
africain, ou une ouverture sur la
méditerranée, c’est une façon de dire que
les français sont ouverts sur le monde,
qu’ils s’intéressent aux autres. Il y a
beaucoup de Consulats francophones à Bombay,
et nous essayons d’établir des partenariats,
toujours dans le but de faire passer l’idée
que nous sommes un pays ouvert, une patrie
d’accueil. C’est important de faire passer
le message que la France a changé. Les
français apprennent de plus en plus de
langues étrangères.
Comme nous sommes un pays avec une grande histoire sur le plan
politique, il y a une tendance à voir les
valeurs qui viennent du passé, la
révolution, les droits de l’homme. Mais il
est également essentiel de présenter une
image de la France contemporaine, plutôt que
de se laisser enfermer dans un excès
d’idéalisme d’un passé aussi riche et dense
soit-il. Il faut donner aux Indiens un accès
à la France contemporaine, à l’art, à la
société française, faire participer les
Indiens à ces grands débats comme celui que
nous avons actuellement sur l’Europe.
Q : Qu’est-ce qui fait que l’on devient
perméable à l’étrangeté des autres, sensible
à la beauté d’autres points de vue ?
R
:
Par la curiosité tout d’abord. Mais
l’Inde est peut-être plus facile : il est
rare de trouver un pays où l’on se sent tout
le temps en sécurité. À Bombay, par exemple,
qui est pourtant une très grande ville, on
peut se balader partout, à toute heure du
jour ou de la nuit, sans avoir un sentiment
d’insécurité. D’abord parce qu’il y a
toujours du monde, et d’autre part parce que
les Indiens sont très pacifiques, pas
agressifs du tout. Au contraire, ils sont
toujours prêts à vous aider. Si vous êtes
perdu, il y a toujours cinquante personnes
qui veulent vous montrer le chemin.
Ce qui fait peur a priori en Inde c’est la pauvreté. On ne peut
l’ignorer. Ce n’est pas facile de l’accepter
surtout lorsqu’on a un statut d’expatrié, et
qu’on vit bien. Ce n’est pas qu’on
s’habitue, mais il y a une autre façon de
l’appréhender : même des gens qui vivent sur
quelques mètres de trottoir, arrivent à
reconstituer une vie, à garder leur dignité,
à trouver des gestes de tendresse, et à
faire abstraction du réel. Les pauvres ont
aussi leur bonheur, ils ont aussi leur
émerveillement. C’est important de ne pas
avoir d’idées toutes faites sur eux.
Il y a beaucoup de misère en Inde, mais il y a très peu de
mendiants. C’est un phénomène qui paraît se
concentrer dans les quartiers où il y a des
hôtels, des quartiers touristiques. En
dehors de ces endroits personne ne vient
vous embêter. Cette dignité se retrouve
partout. C’est une pauvreté très active. Ils
travaillent, ont leurs horaires, leurs
rites. Ce ne sont pas des gens désœuvrés.
Ils ne transpirent pas le désespoir, le
malheur, la misère. Cela change notre
perception de la pauvreté.
Q : ils ne veulent pas susciter la pitié ?
R
:
Absolument pas. Il n’y a pas non plus
de ghetto en Inde. J’habite dans un beau
quartier résidentiel, sur une colline avec
des arbres. Et dans ce quartier aussi il y a
beaucoup de gens qui dorment dehors. Il n’y
a pas tant de barrières que ça entre les
pauvres et les nantis. Il y a des relations
qui se créent. Je connais très bien tous ces
gens qui vivent dans ma rue. Ce ne sont pas
des exclus de la société.
Ce qui frappe chez les Indiens, c’est qu’ils sont vaniteux, mais
dans le bon sens du terme. Les Indiens
adorent se coiffer par exemple. Ils peuvent
passer des heures devant le miroir à se
coiffer. Même les personnes de service qui
vivent dans des bidonvilles sont impeccables
sur eux, ils passent un temps fou à se
laver, à se faire beaux. Les pauvres en
fait, ont aussi leur statut et leur position
sociale. Ce ne sont pas des gens qui sont au
ban de la société comme on peut les trouver
dans les pays européens où ils sont
complètement déclassés, rejetés.
Q : Que diriez-vous à quelqu’un qui voudrait
venir s’installer en Inde ? Faut-il que les
français viennent ici ?
R
:
Oui, bien entendu. Regardez sur la
place de Bombay, par exemple, qui est tout
de même la capitale économique de l’Inde, il
y a une toute petite communauté française,
150 personnes. C’est très insuffisant si on
veut développer les relations commerciales
avec l’Inde. Il faut absolument que les
entreprises françaises viennent investir en
Inde.
J’étais il y a quelques jours au Kerala dans une petite ville et
nous nous demandions ce qui se passerait si
nous voulions nous y installer. Il y aurait
aussitôt des gens qui viendraient nous aider
pour ceci ou cela. Ce qui demande le plus
d’effort c’est de ne pas vouloir s’intégrer.
Il y a très peu de frontières étanches entre
la vie privée, chez soi, et l’extérieur.
Pour commencer, il n’y a pas de week-end !
il y a sans arrêt des gens qui viennent, les
voisins, le vendeur de légumes, les
journaux.
Q : Alors comment améliorer les relations
entre l’Inde et la France ?
R
:
Elles sont déjà bonnes. Sur le plan
politique, il y a une entente extrêmement
cordiale, une ouverture entre les deux pays.
Ce qui doit vraiment bouger c’est la prise
de conscience des investisseurs et des
industriels français. Certes la Chine est un
grand marché, mais l’Inde existe aussi et il
faut s’y intéresser le plus possible. Il est
encore temps que les français investissent
en Inde, très vite.
Q : Qu’est-ce qui explique cet engouement
français pour la Chine et cette ignorance de
l’Inde ?
R
:
Il y a encore peut-être des verrous
côté indien, des blocages, il doit y avoir
une raison malgré tout. Mais très vite ces
obstacles disparaîtront. Il faudrait que les
français viennent avant cela, pour être bien
placés. L’Inde va s’ouvrir et il faut que la
France soit en bonne position.
Sur le plan culturel, nous avons un réseau d’Alliance Françaises
dense. Ce sont des centres culturels
français. Ils ont beaucoup d’activités, des
programmes de l’Ambassade de France qui sont
très dynamiques, des résidences d’artistes
qui marchent dans les deux sens, des
français qui viennent en Inde pour
travailler, créer, et des Indiens qui vont
en France pour faire la même chose. Je suis
frappé par le niveau d’activité des échanges
entre l’Inde et la France sur le plan
culturel. Les Indiens aussi s’intéressent
beaucoup à la France. Beaucoup apprennent le
français. Le réseau indien est le troisième
au monde, et chaque année on gagne des
étudiants, il y en a de plus en plus. Il y a
un désir de la part des Indiens pour qu’il
se passe des choses entre l’Inde et la
France. Ce sont des éléments positifs qui
laissent présager que les relations
franco-indiennes continueront à se
développer dans les années à venir. J’en
suis persuadé.
Q : Qu’est-ce que vous voudriez dire aux
français ?
R
:
Je dirais qu’il faut venir en Inde,
parce que déjà ils seront très bien
accueillis par les Indiens, parce qu’il y a
une diversité sur les plans humain et
géographique extraordinaire, tant de choses
merveilleuses à voir. Je le répète, il FAUT
venir en Inde.
Q : Qu’est-ce qui donne envie de rester en
Inde ?
R
:
J’ai beaucoup voyagé, j’étais en
Afrique, puis en Amérique latine, mais
l’expérience indienne est pour moi vraiment
unique. C’est peut-être le pays où j’ai eu
le plus l’occasion de faire l’expérience de
l’altérité radicale. C’est-à-dire qu’on a
affaire à des gens très bienveillants, avec
qui on se sent en sympathie immédiate, et en
même temps il y a quelque chose qui vous
échappe. On sent très bien qu’il n’y a
aucune référence commune, et qu’il y a
quelque chose qui est intransmissible. Vous
pouvez approfondir les relations, mieux
connaître les gens dans le temps, les
fréquenter pendant plusieurs années, il y a
toujours quelque chose qui vous échappe.
Mais ça ne pèse pas, ça ne pose pas de
problème. On apprend à vivre avec ça, sans
que ça puisse interférer dans la qualité
relationnelle qu’on peut avoir avec les
autres. Le fait de pouvoir accepter cela
permet de faire un grand pas sur le plan des
relations humaines. C’est très enrichissant.
Il est vrai que ce n’est pas évident parce que l’on cherche
toujours à comprendre, on ne peut pas
s’empêcher de vouloir être cartésien, de
vouloir trouver une explication, de vouloir
rationaliser, et l’on n’y arrive pas. Mais
on découvre que l’on peut vivre sans
comprendre. Cette étrangeté demeure, mais
elle n’est pas du tout vécue comme un
obstacle à la fusion entre les êtres, ni à
la communication. C’est peut-être bien, à un
moment donné, d’accepter qu’on ne peut pas
tout comprendre, tout expliquer, et pourtant
aimer les autres. Pour moi c’est une
connaissance assez formidable, parce que
cette étrangeté, on peut la ressentir
vis-à-vis de soi-même, avoir parfois des
difficultés à vivre avec sa propre
étrangeté. Comment faire avec l’étrangeté
des autres ? Je pense que l’Inde aide
beaucoup à trouver ce genre de réponse. Il y
a toute une diversité humaine, ceux avec qui
je travaille ne sont pas du tout des gens
favorisés, ils vivent dans des conditions
modestes et ils ont été de très bons
passeurs. J’aime beaucoup ce pays pour ça.
Patrick Deyvant nous
regarde avec sérénité. Puis, comme dans le
tissu d’une trame littéraire, des questions
défilent : pourquoi s’installer ? d’où vient
l’envie de ne plus repartir ? Et pourquoi
voyage-t-on ? Voyageons-nous parce que nous
n’avons pas trouvé ce que nous cherchons ?
Cherchons-nous un lieu intérieur comme dans
une quête ? La réponse est-elle un lieu
extérieur, une contrée où l’on se sent
heureux ?
« Le dénouement c’est l’Inde qui vous le donne, pas parce qu’on y a
trouvé une réponse, mais parce que d’un seul
coup, la question se dissout, elle n’y
paraît plus, elle s’évanouit. »
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La Revue de l'Inde
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