Le dernier
des Pères Blancs
Interview du Père Ceyrac
Propos
recueillis à Madras par François Gautier
A
86 ans au moment de l'interview, le Père
Ceyrac est une légende vivante en Inde, le
dernier des ‘Missionnaires Blancs’. Mais
beaucoup plus que cela, il a su aller
au-delà de ses croyances.
Q. Vous êtes
une légende en Inde…
R. Je n’ai
rien fait (silence)… mais j’ai beaucoup reçu de l’Inde et j’ai énormément appris
en cinquante ans de sacerdoce indien .
Q. Quoi, par
exemple ?
R. Que ce
n’est pas facile de travailler avec les pauvres, car ils sont très
susceptibles ! Par exemple, il ne faut jamais dire « tu » à un intouchable, mais
« vous ». Quant aux lépreux, il faut leur manifester une très grande tendresse
en les touchant constamment, afin qu’ils se sentent aimés. Ne donnez jamais une
aumône à un lépreux sans le toucher en même temps ! Vous savez, les lépreux sont
encore considérés comme totalement intouchables aujourd’hui en Inde, alors que
la moitié des mendiants à Madras sont des lépreux – j’en nourris 700 par
semaine ! Et pourtant, la lèpre est guérissable : la population des lépreux en
Inde est passée de 5 millions au début des années 60 à 1 million aujourd’hui. La
lèpre est un problème excentrique, ce n’est pas le vrai problème de l’Inde.
Q. Quel
est-il ?
R. Il y en a
quatre en fait. Le premier c’est la pauvreté des masses. Mais on s’est trop
focalisé sur cette misère en Occident, au dépens du reste, même s’il est vrai
que 326 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de la pauvreté, c’est à
dire qu’ils ne peuvent se payer qu’un seul repas par jour. Par contre, en dehors
des 100 millions d’Indiens, qui sont riches, ou extrêmement riches - au delà
même de tout ce que nous pouvons imaginer en Europe - c’est à dire que cela va
de ceux qui peuvent se payer une moto, ou alors cinquante Rolls, vous en avez
600 millions qui sont en voie de développement, ce qui signifie qu’ils peuvent
se payer un vélo…
Q. Un vélo !
R.
Parfaitement ! Le vélo c’est la liberté de se déplacer, le symbole d’un certain
statut de l’Inde développante. Une fois que vous avez le vélo, vous vous achetez
un transistor, puis une petite télévision noir et blanc et ensuite vous passez à
la mobylette ! Moi , j’ai le sentiment que la pauvreté en Inde va finir par
disparaître - vous devez savoir que les plus grandes famines du pays ont eu lieu
sous les Anglais et qu’il n’y en a plus eu depuis l’Indépendance, grâce à la
Révolution Verte. Je suis sûr également que des fléaux telles la lèpre ou la
poliomyélite seront éliminés.
Q. Le deuxième
problème ?
R. C’est le
problème des castes... Savez-vous qu’il y a 170 millions d’intouchables en Inde
et 200 millions de tribaux, qui sont au même rang que les intouchables - et
qu’ils sont victimes de la plus grande exclusion du monde ? En ce moment, je
travaille avec le Père Antony de Madurai, lui-même un intouchable, qui est
Docteur en Philosophie de l’université de Chicago. Un type formidable et
courageux, qui est en plus affublé d’une redoutable colère ! Dernièrement, par
exemple, lorsqu’un intouchable fut empêché de pénétrer un village de “Vanniars”
(caste légèrement supérieure), nous sommes revenus avec 500 intouchables à vélo
et nous avons traversé le village protégés par la police ! Mais vous savez les
choses changent en Inde : aujourd’hui par exemple nous avons un Président
intouchable, M. Narayanan (qui sera à Paris le mois prochain en visite offcielle),
ce qui aurait été impensable il y a quelque temps… La caste est en fait en voie
de disparition, du fait de la modernisation de l’Inde : si vous payez 6000
roupies(1000 francs) pour dormir au Hilton de Delhi, il importe peu que vous
soyez brahmane ou intouchable.
Q. Le
troisième problème ?
R. Celui des
religions. Il y a tellement eu de persécutions des hindous aux mains des
musulmans pendant dix siècles, qu’il s’est produit ces dernières années un
durcissement hindou qui se traduit par un nationalisme exacerbé incarné par
exemple par le RSS (groupuscule hindou). Vous savez sans doute que l’Inde est le
deuxième pays musulman au monde après l’Indonésie – et du coup les tensions
entre hindous et musulmans sont très dangereuses, principalement parce que les
musulmans sont intransigeants et répondent immédiatement par la violence.
Q. On a
également beaucoup parlé des tensions entre hindous et chrétiens depuis que les
nationalistes hindous sont venus au pouvoir..
R. (long silence) La plupart de mes travailleurs sont hindous.
Vous savez, les jeunes filles hindoues sont des êtres merveilleux : elles sont
capables d’un tel amour, d’une abnégation sans pareille… Pour un hindou il
importe peu que vous soyez musulman ou chrétien. Tout est Dieu pour l’hindou.
Q. Vous
n’essayez donc pas de convertir les hindous comme Mère Teresa le faisait ?
R. Non, je les
bénis seulement, car c’est Dieu seul qui convertit. Mon travail c’est uniquement
de témoigner : aimez vous les uns les autres – et ce n’est pas facile dans le
monde d’aujourd’hui ! J’essaye également d’aider les enfants, car sauver un
enfant, c’est sauver le monde…. (silence)… Je me sens d’ailleurs proche de la
pensée hindoue… c’est l’homme politique et philosophe indien Gopalacharya qui
prétendait que l’Islam est plus proche du protestantisme, alors que le
catholicisme se rapproche de l’hindouisme…
Q. Mais l’un
est monothéiste alors que l’autre est polythéiste !
Q. Vous savez,
en fait l’hindouisme est une religion tout à fait monothéiste, car elle prêche
l’unité dans la diversité. Tout est le Transcendant pour eux. Les hindous disent
par exemple : « cette table n’est pas Dieu, mais dans cette table Dieu est
présent ». C’est une très grande religion - rappelez-vous de l’admiration
qu’avait Voltaire pour “la théogonie des Brahmanes”. Et comme le disait Malraux,
le troisième millénaire sera celui de la spiritualité et de l’amour - sinon il y
aura une explosion généralisée.
Q. Et le
quatrième problème ?
R. C’est la
crise des valeurs en Inde : MTV, les Mac Donald, les portables, le matérialisme,
le sida. Il y a une érosion très forte dans les milieux étudiants des valeurs
traditionnelles. Il y en a qui donnent cinquante ans encore avant que les
villages soit contaminés par cette américanisation. Mais moi j’ai remarqué que
l’Inde a remarquablement résisté au marxisme de Nehru et résiste encore… Alors,
il y a peut-être de l’espoir…
Q. Vous croyez
donc à l’Inde ?
R. Plus que
cela : c’est un grand pays, un des seuls au monde qui ait encore quelque chose à
dire. Il y a un oubli en Occident de l’extraordinaire culture indienne : les
Upanishad, les Védas (textes sacrés de l’Hindouisme), ou la tradition poétique
tamoule du Sangam, que j’ai tous lus (le Père Ceyrac, qui est licencié en
Lettres, parle couramment le Tamoul et le Sanskrit), et qui font la force de ce
pays. C’est ça l’Inde profonde ! Je crois que l’Inde est éternelle car il y a
des pays dont le génie doit perdurer pour le bien de l’humanité. La civilisation
indienne était déjà partie vers l’Est au début de notre ère: au Cambodge et en
Thaïlande, par exemple, qui doivent beaucoup à l’Inde. Il est maintenant temps
que l’Inde rappelle à l’Occident que l’essentiel est invisible aux yeux,. Car
pour un Indien, Dieu existe, c’est évident - mais à savoir si nous existons, ça
c’est une autre affaire… Pour les Français, nous existons - maintenant à savoir
si Dieu existe, c’est une autre affaire !
Q.
Qu’attendez-vous de la France ?
R. Il faut absolument que la France
s’intéresse à l’Inde ! Cela me met dans une
colère effroyable que les Français se
désintéressent de cette extraordinaire
nation. Seul Jacques Chirac semble avoir
fait un réel effort pour intéresser notre
pays à l’Inde, mais le gouvernement ne
semble pas suivre, ni les hommes d’affaires.
Je ne comprends pas par exemple, comment
Peugeot a pu fermer ses portes en Inde (*),
alors que Ford est à Madras et que cela
marche du tonnerre. Pourquoi les Français ne
comprennent-ils donc pas que l’Inde est LE
pays d’avenir en Asie, parce que tôt ou tard
la Chine communiste va connaître des
soubresauts. Savez-vous que d’un point de
vue culturel, l’Inde est très proche de la
France : Michelet admirait l’Inde, Camus
était attiré par l’Inde, Malraux n’arrêtait
pas de s’y référer... Dites aux industriels
français qu’il y a une extraordinaire
dimension humaine, ici. Dites leur : “venez,
et vous ne le regretterez pas” (**)…
Q. Finalement,
comment résumeriez-vous votre vie ?
R. Pour faire
une belle vie, il faut deux choses : une grande vision et beaucoup d’amour – car
c’est l’amour seul qui peut transcrire cette vision.
* Peugeot
essaya de fourguer à l’Inde l’antique 309... dont les Indiens ne voulurent pas,
préférant acheter pour le même prix (tout de même 100.000 francs!) des Ford ou
des Hyunday dernier modèle.
** Clinton,
qui était en visite officielle en Inde la semaine dernière, a amené avec lui un
747 bourré d’hommes d’affaires américains.
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La Revue de l'Inde
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