L’Inde et
l’Occident : le point de rencontre
Par Jean-Yves
Lung , diplômé de sciences politique,
enseignant chercheur au centre universitaire
de la ville internationale d’Auroville,
Pondichéry
 L’Inde
et l’Occident, cela sonne parfois comme une
rencontre impossible, et lorsqu’elle se
produit, les différences culturelles sont
telles qu’elles voilent l’unité plus
profonde, comme si deux langages se
croisaient sans qu’aucun ne puisse
déchiffrer l’autre dans ses propres termes.
Mais plutôt qu’une différence essentielle
irréductible, il s’agit sans doute d’un
malentendu : leurs messages pourraient
s’inclure et s’enrichir l’un l’autre si les
signes qui cherchent à les transmettre
pouvaient s’interpréter mutuellement. Se
pourrait-il alors que chaque culture ait
quelque chose à apprendre de l’autre ?
Quelque chose qui lui manque est lui est
essentiel pour son propre accomplissement ?
L’une a renoncé à la terre pour posséder un
ciel libéré, l’autre s’est détourné de la
transcendance dans l’espoir de posséder la
terre, et toutes deux se trouvent dans une
impasse : l’Occident ne sait plus pourquoi
il vit et l’Inde a perdu son pouvoir
créateur dans la vie. Pourtant chacun, par
delà les limites de son langage, est le
gardien d’un message universel, et c’est
dans cette universalité que tous deux
peuvent se retrouver et inventer un avenir
commun.
Une des
grandes différences que nous pouvons
identifier entre les deux cultures touche à
la conception de la liberté de l’homme : à
première vue, l’Occident affirme la primauté
de la liberté sur les autres valeurs et
définit le citoyen par ses droits
fondamentaux, alors que l’Inde met l’accent
sur les devoirs de l’individu à l’égard de
la structure sociale et des idéaux qui la
justifient, quitte à offrir à chacun la
possibilité d’une vie libre de toute
obligation dès lors que la voie du
renoncement spirituel est adoptée. Mais si
l’on approfondit un peu ces concepts, on
s’aperçoit qu’ils perdent leur antinomie
première. l’Occident affirme certes une
liberté, mais c’est pour mieux la nier,
d’abord par tout un réseau de déterminismes
que la science lui révèle, dont l’individu
ne serait que le sous-produit, ensuite par
son incapacité à créer une société qui ne
soit pas fondée sur la création constante de
l’inégalité sociale et sur l’aliénation de
l’homme au rôle de producteur-consommateur
que la société lui impose sous peine
d’exclusion sociale. Certes, l’Inde insiste
sur les devoirs et les obligations, à tel
point que l’individu n’a aucun point d’appui
pour une affirmation de soi séparée, mais
loin d’être l’expression d’une société
collectiviste, qui ne verrait dans l’homme
qu’un rouage qui doit garder sa place et sa
fonction, il s’agit, à l’origine du moins,
de lui offrir un moyen de développement et
de perfectionnement de soi. Car telle était
la psychologie ancienne de l’Inde : on ne
naît pas homme, on le devient, dans une
série ascendante dont chaque marche est à
conquérir. Cela exigeait un effort constant
pour se construire à l’image d’un idéal. Les
idéaux variaient selon la nature de chacun,
et il était affirmé que « mieux vaut
suivre sa propre loi, même imparfaite, que
celle d’un autre, même meilleure. » Il
n’y avait d’autres lois pour l’homme que de
suivre son chemin le plus haut : « Tu
n’as droit qu’à ton idéal ». C’est en
suivant cet idéal de conduite, dharma,
que l’individu pouvait se hisser au-delà de
son égocentrisme premier et apprendre que le
seul moyen de grandir est de renoncer à soi
pour plus grand que soi. Car l’on grandit à
l’image de cela à quoi l’on se donne, c’est
là le sens essentiel du karma. Si
l’on se donne à l’égoïsme, on devient peu à
peu un monstre d’égoïsme ; si l’on se donne
dans la vie au courage, à la pureté, à la
générosité, à la beauté, nous façonnons ces
réalités en nous-mêmes et elles deviennent
alors, en notre nature, des réalités
vivantes. Tel était le chemin du
développement humain que les anciens indiens
avaient proposé aux hommes. Mais lorsque
l’Inde a codifié ces valeurs en règles
conventionnelles strictes, et que le dharma
s’est trouvé réduit à un comportement de
caste transmis héréditairement, la vérité
originelle a été perdue et remplacée par une
caricature qui niait finalement ce qui était
affirmé à l’origine, comme à chaque fois
qu’une vérité profonde par laquelle on doit
vivre est transformée en règle extérieure à
laquelle il faut se conformer. On voit dès
lors le défi que l’idéal occidental de
liberté individuelle jette à l’Inde, celui
de retrouver l’inspiration première et de
renouveler, dans les termes du monde
moderne, le concept d’une liberté conçue
comme développement progressif de soi qui,
libéré des contraintes d’un dharma social
conventionnellement réglé, se reformule
comme capacité d’autodétermination au plus
haut de soi-même, svadharma. Sous la
triple influence d’une société
conventionnelle étroitement réglementée,
puis de l’affirmation d’un
transcendantalisme absolu qui niait la
réalité du monde, enfin de la pression
destructrice des invasions étrangères,
l’Inde est entrée dans une phase de déclin
avant d’avoir pu développer complètement le
concept de svadharma. C’est de là,
aujourd’hui, qu’elle peut repartir en le
confrontant aux concepts venus d’Occident.
Formulé ainsi, son caractère d’étrangeté
culturelle disparaît, et l’Europe peut
redécouvrir dans la culture indienne quelque
chose de sa propre quête encore inachevée,
celle d’un libre accomplissement de soi dans
le monde.
L’Occident vit encore sur un stock de
valeurs hérité des Lumières, qui a subi
beaucoup d’aléas dans son expression
historique concrète, ayant souvent créé
quelques enfers en cherchant à établir le
paradis sur terre. La liberté a enfanté son
contraire, l’oppression des hommes, soit au
nom d’une « libre » recherche de profit,
soit au nom d’un idéal imposé de force. D’où
un certain désarroi quant aux valeurs et à
leur mode d’emploi dans la vie collective.
L’audience que Jean-Paul Sartre a su
trouver en Europe est sans doute dûe à sa
découverte d’une possibilité de morale de la
liberté hors des décombres de l’humanisme
naïf des Lumières, si sauvagement nié dans
l’expérience historique du Continent. Son
idée que l’homme ne peut échapper à une
exigence de liberté, celle de donner
sens et de choisir avec les autres hommes, a
rétabli la vigoureuse nécessité de se
vouloir et de se choisir, qui est le début
de tout chemin possible ; mais il n’est
guère allé plus loin et les applications
concrètes de ce principe dans ses
engagements politiques sont loin d’être
convaincantes, laissant l’impression d’une
errance dans le brouillard ou d’une série de
coups manqués portés au hasard.
Aussi,
ce qui domine aujourd’hui la conception
occidentale de la liberté, ce n’est pas
celle d’une exigence mais plutôt celle d’une
facilité, d’autant quelle s’est associée à
un autre concept, qui a fini par l’absorber,
le droit au bonheur. Dit sans fards, cela se
résume à ceci : j’ai le droit de me
réaliser et, pour cela, j’ai le droit de
réaliser mes désirs. Et bien, cela ne
marche pas, c’est de la mauvaise
psychologie. Considérer qu’on est au centre
du monde et que le reste de l’univers, la
société et notre entourage doivent nous
fournir les satisfactions auxquelles nous
avons droit, c’est devenir incapable de se
donner et, par conséquent, d’être jamais
heureux, cela mène à la désillusion, à
l’amertume, à la frustration et au cynisme,
bref, au rétrécissement progressif de soi
et, finalement, à l’incapacité de créer.
Cela ne nous grandit pas, ne nous élargit
pas, ne nous construit pas. Qu’une société
puisse offrir, comme seule perspective aux
hommes et aux femmes qui la composent, une
dépendance accrue à l’égard des
circonstances et des objets extérieurs,
évoque, pour un esprit familier de la
culture indienne, une conduite suicidaire.
« Que devenez-vous sur votre chemin ? »
demanderait-il, « quelle réalité
psychologique construisez-vous en vous-mêmes
avec votre liberté ? Il n’y a d’autres
libertés que celle de vouloir grandir sans
cesse, tout autre chemin mène à la
dissolution. » C’est ici que l’Occident
peut écouter le message de l’Inde et
l’incorporer pour ouvrir de nouvelle voies à
sa recherche propre. Car après tout, en Inde
comme en Occident, nous trouvons deux quêtes
de la souveraineté de l’homme, et les deux
cultures peuvent s’accorder dans une
recherche commune qui pourrait fonder un
nouveau projet social pour l’humanité, celui
d’une société d’éducation perpétuelle qui
offrirait à chacun et pour tous – comme
droit et devoir simultanément – de
progresser librement vers des idéaux communs
de mieux en mieux découverts, partagés,
expérimentés et vécus. L’aventure humaine
retrouverait alors son sens et un nouveau
commencement serait possible. L’Inde et la
France, de par l’universalité de leurs
cultures et l’autorité morale dont elle
peuvent encore bénéficier, sont les deux
pays qui sont le mieux à même d’inaugurer
ensemble ce nouveau commencement.
©
J.-Y. Lung 2005-2010 |