Présence
économique de la France en Inde – Des
occasions ratées -
mais la possibilité d’un vrai commencement.
Par Jay
Bhattacharjee,
conseiller
juridique et financier auprès d’agences
internationales de développement et de fonds
privés d’investissement.
Les
relations économiques entre l’Inde et la
France auraient pu décoller dès
l’indépendance, en 1947. Politiquement, il
existait une bonne volonté des deux côtés.
Les deux premiers ambassadeurs à Delhi
étaient d’envergure : Daniel Lévi, fils du
célèbre indologue Sylvain Lévi, avait
pratiquement accès libre à Nehru ; son
successeur, le Comte Ostorog, était
également tenu en haute estime par le
gouvernement indien.
De
plus, la France avait déjà en Inde une
présence économique substantielle :
l’Ancêtre de la BNP avait ouvert sa première
filiale à Calcutta dès la fin du 19ième
siècle, sans doute la seule banque française
en Asie en dehors des colonies françaises
d’Indochine. Et dans les années 20 et 30,
Citroën et Michelin étaient bien implantés,
sans parler de l’institut Pasteur dont le
nom était familier en Inde.
Cependant,
à partir des années 50, la France disparut
pratiquement des radars de l’Inde
économique. Même au plus fort de l’économie
planifiée, version indienne du socialisme
d’état (le licence raj ou le
permit raj), des sociétés américaines,
suisses, britanniques, hollandaises et
allemandes procédèrent à des investissements
massifs en Inde. La stratégie suivie pour
établir une présence dans le pays reposait
sur le transfert de technologie à des
filiales. L’investissement direct de capital
n’était pas encouragé par le gouvernement
indien, voire même interdit dans certains
secteurs.
Cette
stratégie, bien que restrictive, fonctionna
très bien pour tous les pays, excepté la
France. Au cours des cinquante années qui
suivirent l’indépendance, les entreprises
françaises furent incapables de mettre le
pied en Inde, et cela en dépit du fait
qu’une grande quantité de technologie
française fut importée par des entreprises
d’état indiennes tout au long de cette
période. Quelques exemples : Dans les années
cinquante, Indian Railways noua une
collaboration avec la France pour la mise au
point de locomotives électriques et au
diesels, tandis que l’Indian Air Force
achetait des avions de combats à deux
reprises.
Même dans
le secteur privé, les échanges entre l’Inde
et la France étaient remarquablement
pauvres. Lorsque je joignis le groupe Tata
comme jeune cadre dans les années 60, le
groupe avait établi deux partenariats, l’un
avec Merlin-Gerin et l’autre avec
Mercedes-Benz. Les deux joint-ventures
furent appelées TMG et TMB respectivement.
TMG finit au bord de la banqueroute alors
que TMB prospéra et acquit une position de
leader.
Bientôt,
TMG fut liquidé et TMB – officiellement
appelé TELCO puis renommée Tata Motors – est
devenue l’entreprise la plus importante en
Inde dans le secteur automobile, avant de se
mondialiser par l’acquisition de Daewoo
Trucks en Corée. Il y a manifestement une
leçon à tirer de cette histoire. D’ailleurs,
les jeunes cadres qui entraient dans le
groupe Tata sont invités à étudier le cas de
ces deux sociétés pour comprendre les causes
d’échec de l’une et de réussite de l’autre.
Le
scénario post libéral
Même après
que le gouvernement indien eut libéralisé
l’économie en 1991 et aboli les contrôles
les plus frustants sur l’investissement et
les échanges, la présence de la France en
Inde s’accrut à peine. L’investissement
français majeur dans les années 90 fur la
joint-venture que Peugeot établit avec le
groupe Premier Automobile (contrôlé par la
famille Doshi) et ce fut un désastre
complet, qui découragea sérieusement les
perspectives d’échanges entre les deux pays.
Des dizaines de milliers d’investisseurs
pâtirent de cet échec, car la société avait
été introduite en bourse… avec succès.
Ce n’est
qu’à partir de 2000 que nous observons des
investissements un peu plus heureux en Inde.
Le plus significatif fut la prise de
contrôle de Tata Steel par les ciments
Lafarge, une opération évaluée à 260
millions de dollars. L’usine de verre de
Saint-Gobain, un investissement de 150
millions de dollars, est un autre exemple
d’engagement réussi.. Michelin aussi a
procédé à un investissement stratégique dans
une entreprise de pneumatiques avec des
résultats très satisfaisants. Mais le
placement le plus notable que la France ait
effectué récemment en Inde est la
joint-venture conclue en décembre 2004 entre
Renault et Mahindra pour la production de la
Logan économique. En principe, ce projet
réunit tous les paramètres de succès et nous
espérons vivement que la collaboration
Franco-indienne sera stimulée par ce
partenariat.
Une
présence française relativement modeste
En dépit du
côté spectaculaire de ces récents
développements, la présence de la France sur
nos rivages reste fort modeste et le drapeau
tricolore ne flotte qu’ici ou là. Selon les
statistiques indiennes, sur les 3 milliards
de dollars d’investissement directs en Inde
en 2002, la France n’intervient que pour 35
millions. Les chiffres de l’investissement
français en Inde de 1991 à 2002 sont donnés
dans le tableau ci-dessous :
Année Inv. Direct (Frce)
Investisement Direct Total
(US$ Million)
1991 2.5 144
1992
10.2
258
1993
10.3
583
1994 9.3 1048
1995 76.6
2172
1996 28.0
3021
1997 31.3
4579
1998 40.2
3377
1999
62.5
4016
2000 70.2
4498
2001
125.0
4281
2002
(Janv-Août)
35.0 3007
Total
474.0
30985
Source : Foreign Investment Promotion Board,
Govt. of India
La valeur
total de l’investissement français en Inde
fin 2001 s’élevait à 529 millions d’euros,
soit 1% des investissements directs français
à l’étranger, ce qui place l’Inde au 44ième
rang des pays destinataires. Il y a donc des
possibilités considérables pour un
accroissement des échanges économiques entre
les deux pays.
Alstom
continue cependant d’être un acteur
important dans l’énergie, et Alcatel a
fourni près de 50% des échanges
téléphoniques du pays. Des sociétés
pharmaceutiques ou de cosmétiques, telles
Bio-Mérieux et l’Oréal, se sont également
établies en Inde.
Les
échanges entre les deux pays ont enregistré
un progrès significatif dans les dernières
années, comme le montre le tableau
ci-après :
8 mois
2004 8 mois 2005 Évolution
(Millions d’ euros – Échanges militaires non
inclus)
Exports vers
L’Inde
758 1081
+ 42,6%
Imports vers
la
France 1105
1451 +
31,3%
Balance
commerciale - 473
- 375
(France)
2003 2004
Évolution
Exports vers
L’Inde
1002 1294
+ 29%
Imports vers la
France 1475
1670
+ 13%
Balance commerciale
-347 -369
(France)
Source
: French Customs
L’Inde
est le 39ème client de la France
et absorbe moins de 0.5% des exportations
françaises. Il y a donc des fossés à combler
dans la perception que chacun a de l’autre.
En France, la présence chinoise est
surabondante, tandis qu’en Inde on a
tendance à percevoir la France à travers le
miroir anglo-saxon, dans lequel ses atouts
technologiques sont occultés au profit des
clichés du fromage, des parfums et de la
mode.
Une étude
récente sur les échanges indo-américains
fait ressortir des caractéristiques qui
pourraient être celles des relations
franco-indiennes, car la structure
sectorielle de l’économie est française est
similaire à celle des Etats-Unis : Le point
de fort de la Chine est l’industrie : or
celle-ci représente 14% de la production
américaine et 11% de ses emplois. La force
de l’Inde se trouve dans le secteur des
services, qui représentent 60% de son BNP et
66% de ses emplois. L’Inde a donc
potentiellement cinq fois plus d’impact sur
les Etats-Unis que la Chine. Voici une
réalité sur laquelle les économistes
français devraient méditer.
La
rémunération moyenne des capitaux propres
est de 24% dans le secteur privé indien
contre 12% en Chine, soit le double pour
l’Inde. 25% de la population mondiale en
dessous de 25 ans vit en Inde, 50% de la
population indienne a moins de 25 ans et 80%
moins de 45 ans. La main d’œuvre du secteur
des services en Inde, par son intelligence,
sa maîtrise de l’anglais et son caractère
hautement productif et à peu coûteux est en
mesure de la catapulter en tête de
classement des pays à croissance forte, dont
la Chine de ne fait pas partie, quoi qu’elle
si efforce.
Cependant,
il y a un certain nombre de facteurs
négatifs dans le scénario indien qui
entravent son potentiel et freinent
l’investissement étranger : une lenteur
bureaucratique inacceptable dans les
processus décisionnels : un système légal et
judiciaire non transparent, ainsi qu’un mode
inefficace de résolution des conflits. Les
incertitudes politiques créent aussi des
doutes chez les décideurs économiques, à
l’intérieur comme à l’étranger.
Les
milieux d’affaires français doivent faire
preuve par ailleurs d’un peu d’humilité,
afin de démêler les complexités de la
société indienne. Lorsque d’un côté comme de
l’autre, ces petits défauts auront été
corrigés, les relations économiques entre
l’Inde et la France connaîtront enfin leur
lune de miel.