L'Inde, la
France et l'unité humaine
Par
Serge Brelin
Ce texte est basé sur une présentation faite
lors d’un séminaire sur l’Inde et la France
– passé, présent et futur, qui s’est tenu à
Pondichéry les 26-28 octobre 2004. Cette
présentation se proposait de montrer, en
suivant le fil conducteur de la vision de
Sri Aurobindo que Romain Rolland salua comme
« la synthèse la plus complète à ce jour du
génie de l’Asie et du génie de l’Europe »,
pourquoi et comment nos deux nations peuvent
jouer un rôle prédominant pour le
développement futur de l’espèce humaine.
 Depuis
la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le
monde a subi des changements profonds qui
semblent conduire inévitablement vers
l’unification de l’humanité au sein d’une
organisation internationale plus étroite.
Cette tendance vers une organisation
mondiale est renforcée par la pression du
besoin et du milieu ainsi que par les
circonstances extérieures qui ont
elles-mêmes nourri un sentiment cosmopolite
et international. Un des facteurs les plus
déterminants pour une union mondiale est,
d’une part, le rapprochement croissant des
intérêts politiques et économiques, et,
d’autre part, les conséquences
catastrophiques qu’aurait un conflit armé
généralisé pour l’humanité dans son
ensemble.
Mais le besoin pour une union mondiale est
souvent perçu comme la poussée vers une
centralisation économique, une uniformité
législative et sociale ainsi que vers la
mécanisation. Il faut donc que naisse un
nouveau facteur psychologique qui fera de
l’unification de la vie un besoin pour
l’humanité et l’obligera à respecter le
principe de la liberté. Ce nouveau facteur
psychologique est ce que le philosophe
français Auguste Comte (1798-1857), le père
de la sociologie, appela la religion de
l’humanité. Auguste Comte disait que le but
de tout son travail était de rétablir dans
la société quelque chose de spirituel qui
soit capable de contrebalancer l’influence
du matérialisme dans lequel le monde était
submergé.
Cette idée nouvelle semble effectivement
devenir aujourd’hui une force grandissante,
mais sa forme intellectuelle n’est pas assez
puissante pour façonner de manière effective
la vie collective de l’humanité. Ceci est dû
au fait qu’elle doit faire trop de compromis
avec l’égoïsme humain et aussi parce
qu’étant principalement rationnelle l’idée
devient une victime de son propre processus
et se tourne inévitablement vers la solution
mécanique. Sri Aurobindo donnait à ce qu’il
appela une “religion spirituelle de
l’humanité » la signification suivante :
Une religion spirituelle de l’humanité est
l’espoir de l’avenir. Par là, nous
n’entendons pas ce que d’habitude on appelle
une religion universelle, un système, un
credo, une croyance intellectuelle, un dogme
ou un rite extérieur…. Une religion de
l’humanité suppose la perception
grandissante qu’il existe un Esprit secret,
une Réalité divine en laquelle nous sommes
tous un, que l’humanité est à présent sur la
terre son plus haut véhicule, et que le
genre humain, et l’être humain sont les
moyens par lesquels cette Réalité se
réalisera ici-bas. Elle implique un effort
grandissant pour vivre cette connaissance et
instaurer sur la terre le royaume de cet
Esprit divin. Par la croissance de ce
royaume en nous, l’unité avec nos semblables
deviendra le principe gouvernant de toute
notre vie — pas simplement un principe de
coopération mais une fraternité plus
profonde, un sens réel et intérieur de
l’unité et de l’égalité, une vie commune à
tous. L’individu doit comprendre que c’est
seulement dans la vie de ses semblables que
sa propre vie devient complète ; la race
doit comprendre que c’est seulement dans la
libre plénitude de la vie individuelle que
sa propre perfection et son bonheur
permanent peuvent se fonder.
Ainsi peuvent être réconciliées les
perceptions apparemment opposées qu’ont
l’Orient et l’Occident de l’évolution
humaine, car
Il existe un espoir commun, une destine
commune, à la fois spirituelle et
matérielle, pour lesquels la coopération de
l’un et de l’autre [Orient et Occident] est
indispensable. Ce n’est plus vers la
division et la différence que nous devons
tourner notre esprit mais vers l’unité,
l’union, et même l’identité nécessaire à la
poursuite et à la réalisation d’un idéal
commun, le but prédestiné…
« Le monde se
prépare à un nouveau progrès, à une
évolution nouvelle évolution », annonçait
déjà Sri Aurobindo en 1915. « Quelque soit
la race, quel que soit le pays qui saisira
la ligne de cette évolution nouvelle et la
réalisera, sera le conducteur de
l’humanité. »
Comme
l’expliquait La Mère, la collaboratrice
spirituelle de Sri Aurobindo :
… il a été
mentionné que chaque nation doit occuper sa
propre place et remplir son rôle dans le
concert mondial. Il ne faudrait pas
comprendre par là que chaque nation peut
décider de sa place arbitrairement, selon
ses ambitions et ses convoitises propres. La
mission d’un pays n’est pas une chose qui
puisse être décidée mentalement avec toutes
les préférences égoïstes et ignorantes de la
conscience extérieure, parce que, dans ce
cas la place du conflit entre nations serait
peut-être déplacée, mais le conflit
demeurerait avec une force probablement
accrue… De même que chaque individu a un
être psychique qui est son vrai moi et
gouverne plus ou moins ouvertement sa
destinée, de même chaque nation a un être
psychique qui est son être véritable et qui
façonne sa destinée de par derrière le
voile ; c’est l’âme du pays, le génie
national, le centre de l’aspiration
nationale, la source de ce qui est beau,
noble, grand et généreux dans la vie d’un
pays.
Parmi toutes les
nations, l’Inde et la France ont chacune un
rôle primordial à jouer pour la promotion et
la manifestation de l’idéal de l’unité
humaine. Dans son discours devant
l’Assemblée représentative de l’Inde
Française le 28 septembre 1947, Maurice
Schumann rappelait:
L’Inde et la
France ont de nombreuses valeurs communes,
essentiellement des valeurs spirituelles.
(…) L’Inde se trouve là providentiellement
pour rappeler au monde, comme la France en
Europe, la primauté des forces spirituelles.
(…) L’Inde et la France sont comme les deux
rameaux d’un seul et même tronc, celui d’une
vieille humanité, une et indivisible. (…)
Nous croyons avec l’Inde que l’unité du
genre humain est une chose inévitable. (…)
La France a compris l’immense valeur du
message de l’Inde, son message de paix et de
fraternité. Je tiens à vous dire ici tout
l’intérêt que la jeunesse française et
l’élite de notre peuple attachent à l’œuvre
des grands philosophes indiens. Dans les
métros parisiens on peut voir souvent de
jeunes français tirer de leur poche des
petits livres comme ceux que l’on trouve ici
à l’Ashram et je puis vous dire que de
grands penseurs ou de grands poètes comme
Sri Aurobindo, Ramakrishna, Vivekananda,
Rabindranath Tagore éveillent un intérêt
passionné parmi la jeunesse cultivée en
France. L’Inde comme la France poursuivent
donc le même idéal, elles doivent coopérer à
cet événement de la paix dans le monde.
Henry Frenay, le
fondateur et le chef de « Combat », un des
réseaux de la Résistance française contre
l’occupation nazie de la France pendant la
Deuxième Guerre Mondiale, écrivait dans ses
mémoires :
Je pense que les
hommes, depuis les origines du monde,
portent en eux, le plus souvent sans le
savoir, la conscience de l’unité
fondamentale de l’espèce. Les croyants, dont
je suis, y voient le signe de Dieu. C’est
cette conscience qui, depuis toujours, a
poussé les êtres humains à se rassembler, à
s’unir dans des communautés sans cesse plus
vastes : de l’individu à la famille, au
clan, à la région, à la nation et, demain,
au continent pour aboutir un jour lointain à
l’organisation mondiale des hommes. Tout au
long de l’histoire, au prix de terrifiantes
épreuves, dans la guerre et le sang, nous
avons parcouru les trois quarts du chemin.
Les inventions de l’homme, sans qu’il en ait
toujours conscience, font voler en éclats
les barrières de tous les ghettos dans
lesquels il est encore enfermé, montrant à
ceux qui veulent bien comprendre la voie de
l’unité et de son impérieuse nécessité.
Quelques mois
avant la libération de la France, le Congrès
de « Combat-Outremer » à Alger, approuvait à
l’unanimité le texte de “La Charte
révolutionnaire des hommes libres ». Le
dernier paragraphe de la Charte déclarait :
Nous voulons
Accélérer la
marche du monde vers l’unité.
Que l’orgueil ou
l’égoïsme éventuel des gouvernements, les
principes d’une souveraineté souvent
illusoire, n’entravent pas cette marche à
l’unité.
Que la France,
après avoir reconquis sa souveraineté, se
déclare prête à la limiter, pour entrer dans
une organisation internationale.
Que le génie de
la France rayonne dans le monde.
« Le monde est
une famille », disaient les sages indiens de
jadis. Il y a des milliers d’années, les
anciens Rishis concluaient le Rig Veda avec
ces mots :
Que votre aspiration soit une et commune,
Que vos cœurs soient unis,
Que votre esprit soit un,
De façon à être de proches compagnons.
Swami Vivekananda
disait que la recherche de l’ultime réalité
des choses était le thème central des
Upanishads. Mais c’est la France qui donna
au monde moderne les idéaux de Liberté,
Egalité et Fraternité. Subramanian Bharati,
le grand poète et patriote tamoul, déclarait
:
Les trois mots d’ordre de la France —
Liberté, Egalité, Fraternité, — quand ils
seront pleinement compris par les hommes, se
révèleront être, en réalité, les meilleurs
phares de l’évolution humaine.
Car, ainsi que
l’expliquait Sri Aurobindo :
Dès lors, quelles que soient les
modifications qui puissent survenir par la
suite ou les tendances nouvelles qui
puissent surgir et les réactions contraires
qui puissent faire obstacle, il n’est guère
douteux que les principaux dons de la
révolution française persisteront et
s’universaliseront comme des acquisitions
permanentes et des éléments indispensables
de l’ordre futur du monde, c’est-à-dire une
conscience nationale et un gouvernement
national autonome, la liberté et la lumière
pour le peuple, autant d’égalité et de
justice sociales qu’il est indispensable à
la liberté politique, car un gouvernement
démocratique du peuple par le peuple est
incompatible avec toute forme d’inégalité
rigide et établie.
Mais, faisait-il
remarquer :
Et pourtant la fraternité est la clef du
triple évangile de l’idée d’humanité.
L’union de la liberté et de l’égalité ne
peut s’accomplir que par le pouvoir de la
fraternité humaine ; elle ne peut se fonder
sur rien d’autre. Mais la fraternité
n’existe que dans l’âme et par l’âme ; elle
ne peut exister par rien d’autre. Car cette
fraternité n’est pas affaire de parenté
physique ni d’association vitale ni d’accord
intellectuel. Quand l’âme réclame la
liberté, c’est la liberté de développer le
divin dans l’homme et dans tout son être.
Quand elle réclame l’égalité, ce qu’elle
veut, c’est cette même liberté également
pour tous, et la reconnaissance d’une même
âme, une même divinité dans tous les êtres
humains. Quand elle cherche la fraternité,
elle fonde cette égale liberté de
développement sur un but commun, une vie
commune, une unité de pensée et de
sentiment, elle-même fondée sur la
reconnaissance de l’unité spirituelle
intérieure. En fait, cette trinité constitue
la nature même de l’âme ; car la liberté,
l’égalité et l’unité sont les attributs
éternels de l’Esprit.
Dans son message
à la nation, le 15 août 1947, jour de
l’indépendance de l’Inde, Sri Aurobindo
parla de ses cinq rêves pour l’avenir de
l’humanité :
Le troisième rêve
était une union mondiale qui formerait la
base extérieure d’une vie plus belle, plus
lumineuse et plus noble pour toute l’espèce
humaine. (…) Là aussi, l’Inde a commencé à
jouer un rôle prépondérant ...
Car l’Inde peut
apporter cet élément essentiel sans lequel
la réalisation des idéaux de la Révolution
française ne peut être complète :
La mission [de l’Inde] est de montrer à
l’humanité où est la vraie source de la
liberté humaine, de l’égalité humaine, de la
fraternité humaine. Quand l’homme est libre
en esprit, il devient capable de toute
liberté. Car Celui qui est libre est le
Seigneur et le Seigneur ne peut être lié.
Quand l’homme s’est libéré de l’illusion, il
perçoit l’égalité divine du monde, qui se
réalise à travers l’amour et la justice, et
cette perception se traduit dans la loi du
gouvernement et la société. Quand il a perçu
cette égalité divine, il devient le frère de
tous les hommes et quelle que soit la
position dans laquelle il se trouve, il sert
tous les hommes comme ses frères à travers
la loi de l’amour, à travers la loi de la
justice. Quand cette perception devient la
base de la religion, de la philosophie, de
la recherche sociale et de l’aspiration
politique, alors liberté, égalité et
fraternité prennent leur place à l’intérieur
de la société.…
“ Un autre rêve,
le don spirituel de l’Inde au monde, a déjà
commencé. Ce mouvement se développera
encore ; au milieu des désastres de notre
époque, les yeux se tournent de plus en plus
vers l’Inde avec espoir, et l’on fait même
appel, non seulement à ses enseignements,
mais à ses pratiques psychiques et
spirituelles.
Ainsi que le dit Mère :
L’avenir de l’Inde est
très clair. L’Inde est le Gourou du
monde. Les structures futures du monde
dépendent de l’Inde. L’Inde est l’âme
vivante. L’Inde incarne
dans le monde la connaissance spirituelle.
Le gouvernement indien devrait
reconnaître la signification de l’Inde dans
ce domaine et planifier son action en
conséquence.
Chose intéressante, vingt ans après
l’indépendance de l’Inde, le 19 août 1967,
Karan Singh, prince du Cachemire, organisa
un grand meeting de tous les parlementaires
et membres du gouvernement indien à Delhi
pour leur dire « qu’il n’y a qu’une seule
politique qui vaille, c’est celle de Sri
Aurobindo ». Karan Singh demanda un message
à la Mère, que voici :
O Inde, terre de Lumière et de Connaissance
spirituelle, éveille-toi à ta vraie mission
dans le monde. Montre le chemin de l’union
et de l’harmonie.
La France devrait, elle aussi, pouvoir non
seulement reconnaître ce que représente
l’Inde pour notre avenir, mais aussi quelle
part elle peut elle-même jouer pour que la
connaissance spirituelle de l’Inde imprègne
l’Europe :
Avec la qualité intellectuelle de la France,
la qualité de son esprit, le jour où elle
sera vraiment touchée spirituellement (elle
n’a jamais été touchée spirituellement), le
jour où elle sera touchée spirituellement,
ce sera quelque chose d’exceptionnel.
Sri Aurobindo aimait
beaucoup la France. Je suis née
là-bas — il y a certainement une raison.
Pour moi, je sais très bien : c’était la
nécessité de la culture, de l’esprit clair,
précis ; du raffinement de la pensée, du
goût, de la clarté d’esprit – il n’y a pas
de pays au monde comme cela.
Il n’y en a pas.
Et Sri Aurobindo aimait la France à cause de
cela aussi, beaucoup-beaucoup. Il disait que
pendant sa vie en Angleterre, il aimait plus
la France que l’Angleterre. Il y a une
raison.
C’est la France qui peut relier l’Inde à
l’Europe. La France a de grandes
possibilités spirituelles. Malgré son état
actuel, elle est appelée à jouer un grand
rôle. C’est à travers la France que l’Europe
sera touchée par le message spirituel.
Le 4 avril 1955,
la Mère donna le message suivant pour
l’inauguration de l’Institut Français de
Pondichéry :
Dans chaque pays, la meilleure éducation à
donner aux enfants, consiste à leur
enseigner quelle est la vraie nature de leur
pays, ses qualités propres et la mission que
leur nation doit remplir dans le monde, sa
place véritable dans le concert terrestre. A
cela doit s’ajouter une vaste compréhension
du rôle des autres nations, mais sans esprit
d’imitation et sans jamais perdre de vue le
génie propre de leur pays.
La France, c’était la générosité des
sentiments, la nouveauté et la hardiesse des
idées, l’action chevaleresque. C’est cette
France-là qui commande le respect et
l’admiration de tous ; c’est par ces vertus
qu’elle a dominé le monde.
Une France utilitaire, calculatrice et
mercantile n’est plus la France ; ces choses
ne sont pas conformes à sa vraie nature, et
en les pratiquant, elle perd la noblesse de
sa position mondiale.
Voilà ce qu’il faudrait faire savoir aux
enfants d’aujourd’hui.
Tant qu’ils restent fidèles à leur propre
génie, et tant que l’Inde ne se contente pas
de copier la politique européenne, la France
et l’Inde peuvent donc jouer ensemble un
rôle de premier plan pour l’unification et
l’évolution future de l’espèce humaine.
Puisque nous avons vu qu’une base extérieure
seule n’est pas suffisante, toutes deux
doivent activement œuvrer, ainsi que
l’envisageait Sri
Aurobindo,
Pour que se
développent une vision et un esprit
internationaux ; des formes et des
institutions internationales doivent
apparaître, peut-être des formules nouvelles
comme la double nationalité ou une
nationalité multilatérale, des fusions
volontaires de cultures.
Vivekananda
insistait déjà à la fin du XIXe
siècle :
Avec tout mon amour pour l’Inde et avec tout
mon patriotisme et ma vénération des
anciens, je ne peux m’empêcher de penser que
nous avons beaucoup à apprendre d’autres
nations. Nous devons être prêts à nous
asseoir aux pieds de tous car, je vous
assure, il y a de grandes leçons à tirer de
chacun. Si nous voulons nous élever, nous
devons aussi nous souvenir que nous avons
beaucoup à prendre de l’Occident. De
l’Occident nous devons apprendre ses arts et
ses sciences. De l’Occident nous devons
apprendre les sciences de la nature
physique, tandis qu’en retour, l’Occident
doit venir à nous pour apprendre et
assimiler la religion et la connaissance
spirituelle.
Pour sa part, il
y a longtemps que l’Occident alla puiser à
la source de la connaissance et de la
sagesse de l’Inde ainsi que nous le rappelle
Voltaire :
Je suis convaincu
que tout nous vient des bords du Gange,
astronomie, astrologie, métempsychose, etc….
C'est une remarque très importante
que Pythagore alla de Samos au Gange pour
apprendre la géométrie, il y a environ deux
mille cinq cents ans au moins et plus de
sept cents ans avant notre ère vulgaire, si
récemment adoptée par nous. Or,
certainement, Pythagore n'aurait pas
entrepris un si étrange voyage, si la
réputation de la science des brachmanes
n'avait été dès longtemps établie de proche
en proche en Europe, et si plusieurs
voyageurs n'avaient déjà enseigné la route.
Quant au philosophe Victor Cousin
(1792-1867), dont la connaissance de
l’histoire de la philosophie européenne
était sans égale, il déclara :
Si nous lisons avec attention les œuvres
poétiques et philosophiques de l’Orient — et
surtout celles de l’Inde qui ont commencé à
se répandre en Europe — nous y découvrons de
nombreuses vérités, et des vérités si
profondes, et qui font un tel contraste avec
la petitesse des résultats auxquels le génie
européen s’est arrêté parfois – que nous
sommes forcés de nous incliner devant la
philosophie de l’Orient et de voir, dans ce
berceau de la race humaine, le sol natal de
la philosophie la plus haute.
Malraux a
expliqué, dans sa réponse au discours du
recteur de l’académie sanskrite de Bénarès
le 11 août 1965, pourquoi le dialogue entre
l’Occident et l’Orient est si important pour
notre destinée commune :
Aujourd’hui
commence le plus grave dialogue qu’ait connu
la pensée humaine. Celui qui opposait vos
docteurs et les docteurs grecs, à la cours
indienne du roi Ménandre, n’est plus qu’une
faible préface devant le dialogue qui oppose
la nature de l’univers et la conscience de
la signification du monde, Einstein et
Bénarès. C’est pourquoi je vous suis
reconnaissant de l’honneur que vous me
faites en m’accueillant parmi vous. De cette
Bénarès symbolique, vous êtes la plus haute
expression. A la première civilisation
mondiale, que nous tentons ensemble
d’élaborer à travers tant d’obstacles et de
sang, il est indispensable que ne manque pas
l’immense interrogation de la vie que l’Inde
apporta au monde quand elle proclama pour
des siècles que les apparences mortelles
devaient être orientées par une valeur
suprême étrangère aux apparences, et d’abord
au temps. Même si les apparences ont changé
de nature — même si la valeur suprême est à
redécouvrir.
L’intérêt profond
porté par de nombreux écrivains, poètes,
artistes, philosophes, historiens, hommes
d’état, scientifiques français, depuis plus
de deux cents ans pour l’Inde, doit
s’intensifier avec une nouvelle vigueur et
un certain sens d’urgence. Car ainsi que le
faisait remarquer André Malraux dans son
discours de réception du prix Jawarharlal
Nehru de l’Entente internationale le 16
novembre 1974 à Delhi, ce n’est pas
seulement le monde spirituel qui est en
grand danger :
… pour la
première fois, une espèce, celle des hommes,
était devenue capable de détruire la
planète, et incapable d’en arrêter le
processus de destruction, s’il était
déclenché. (…) Depuis la naissance humaine
historique, les guerres sont nées de
rivalités et de conquêtes. Qui jouaient
encore leur rôle en 1945 mais — j’attire
votre attention sur ce qui va suivre — plus
aujourd’hui. Les Etats-Unis ont inventé la
bombe atomique pour détruire leurs ennemis ;
la désintégration qui détruirait l’humanité
ne détruirait plus des ennemis, elle
détruirait tous les hommes. C’est pourquoi
tous les hommes devront s’unir contre elle,
au moins négativement.
La
bombe était une arme.
La désintégration
illimitée est un destin.
Et Malraux de
poser ensuite cette question :
De quels moyens
dispose une politique de survie de notre
civilisation ? En principe des moyens
politiques et sociaux de la démocratie
parlementaire. Nous parlons de ces moyens
comme de techniques de notre temps ; or ils
ont à peine changé depuis le XVIIIe
siècle. Efficaces pour établir les
républiques et les monarchies
constitutionnelles, ils ne le sont pas pour
faire fonctionner des organismes
internationaux. Nous l’avons vu naguère avec
la Société des Nations, nous le voyons
aujourd’hui avec l’Unesco, dont les méthodes
ne feraient pas fonctionner un théâtre de
province ; avec l’O.N.U., dont les méthodes
ne régleraient pas les conflits d’une
préfecture.
Conséquence directe de la Première Guerre
Mondiale, la première tentative en direction
d’une organisation mondiale prit la forme de
la Société des Nations qui vit le jour en
janvier 1920. De même, suite à la Deuxième
Guerre Mondiale, la seconde tentative fut la
création de l’organisation des Nations Unies
en octobre 1945 pour établir une paix
durable et solide entre les peuples.
Aujourd’hui les Nations Unies sont
critiquées dans un certain nombre de pays
quoique pour des raisons opposées : aux
Etats-Unis parce que l’O.N.U.
n’a pas donné son support au gouvernement de
George W. Bush pour la guerre d’Irak, dans
de nombreux autres pays parce que l’O.N.U.
ne l’a pas empêchée. De plus en plus
nombreux sont ceux qui doutent que l’O.N.U.
puisse remplir son mandat. Le danger de
cette possibilité ne peut pas être ignoré,
car comme nous avertissait déjà Sri
Aurobindo en 1950 :
Les chefs de nation qui ont la volonté de
réussir et que la postérité tiendra pour
responsables de tout échec évitable, doivent
être sur leurs gardes contre une politique
imprudente ou des erreurs fatales ; les
imperfections de l’O.N.U. et de sa
constitution doivent être corrigées
rapidement ou éliminées lentement et
prudemment ; si des oppositions obstinées
empêchent les changement nécessaires, il
faut les surmonter ou les circonvenir de
quelque façon, mais sans briser
l’institution ; le perfectionnement de
l’institution, même s’il n’est ni facile ni
rapide, doit en dépit de tout est entrepris,
il faut à tout prix éviter de décevoir
l’espoir du monde.
Ne rien faire pour remédier aux
imperfections de l’O.N.U., ne ferait
qu’augmenter le sentiment général de doute
que le monde a commencé de nourrir envers
cette institution pourtant si nécessaire et
sans l’existence de laquelle les conditions
de notre monde seraient infiniment plus
périlleuses, voire même fatales. Ainsi que
le rappela Dag Hamarskjold, le second
secrétaire général de l’O.N.U., « les
Nations unies n’ont pas été inventées pour
conduire l’humanité au paradis, mais
seulement pour la sauver de l’enfer ».
Un des plus grands défauts de l’O.N.U. qui
doit être corrigé est l’élément d’oligarchie
qui a été hérité de la Société des Nations.
La place prépondérante donnée aux cinq
grandes Puissances dans le Conseil de
Sécurité, confirmée par le système de veto,
a plus fait pour semer la discorde et
entraver le succès de l’O.N.U., qu’aucun
défaut dans sa constitution. La question
aujourd’hui est la suivante: est-ce qu’une
nouvelle catastrophe sera nécessaire pour
remplacer l’O.N.U. par une organisation
différente ou est-ce que cette nouvelle
organisation pourrait naître à partir de la
présente institution sans que cette dernière
n’ait à s’effondrer ? Pendant longtemps, le
danger d’une troisième guerre mondiale se
trouvait non dans une imperfection de la
constitution de l’O.N.U., mais dans le
conflit opposant les blocs occidental et
soviétique. Beaucoup considéraient une
guerre entre ces deux blocs comme
inévitable, jusqu’à l’effondrement inattendu
de l’Union Soviétique dans les années 80. On
aurait pu alors penser que la conquête et
l’unification du monde par une seule
puissance étaient désormais impossibles,
mais comme le faisait remarquer Sri
Aurobindo, la possibilité de ce danger n’est
pas encore totalement écartée:
Une puissance majeure pourrait grouper
autour d’elle de vigoureux alliés qui, tout
en lui étant subordonnés, auraient des
forces et des ressources considérables, et
les jeter dans une lutte mondiale contre
d’autres Puissances et d’autres peuples.
Cette possibilité serait encore accrue si la
Puissance majeure réussissait à obtenir,
fût-ce momentanément, le monopole d’une
supériorité écrasante dans la possession de
ces formidables engins d’agression militaire
que la science est en train de découvrir et
d’utiliser d’une façon très efficace.
Par ailleurs, ainsi que le fait remarquer
Shashi Tharoor dans un article publié par le
quotiden indien, The Hindu, la
situation actuelle est encore pleine de
risques :
Les problèmes du nouveau millénaire risquent
d’être ce que le Secrétaire Annam décrit
comme « des problèmes sans passeports » —
des problèmes qui transcendent toutes les
frontières : problèmes de l’environnement,
trafics de drogue, crime et terrorisme
international, maladies telles que
HIV /Sida, commerce global, auxquels on peut
ajouter les problèmes éternels de la
pauvreté et du
sous-développement — problèmes qu’aucun
pays, aussi puissant soit-il, ne peut
résoudre seul. Ces problèmes sans passeports
ont besoin de solutions qui puissent elles
aussi traverser les frontières. L’ONU est le
lieu où faire des plans sans frontières.
C’est la seule organisation globale
indispensable dans notre monde qui se
globalise.
Maintenant, la question est de savoir si le
système international actuel qui s’est, si
l’on peut dire, développé de manière
organique à travers des changements soit
évolutifs, soit révolutionnaires, ne peut
pas être remplacé, ainsi que l’envisageait
Sri Aurobindo
… par un dispositif stable, voulu et
concerté — un vrai système — et finalement
par une unité véritable servant les intérêts
communs des peuples de la terre.
(…) Il appartient aux hommes d’aujourd’hui,
ou au plus tard à ceux de demain, de donner
la réponse. Car un atermoiement trop long ou
un échec trop continu ouvrirait la porte à
une série de catastrophes de plus en plus
grandes qui risqueraient de créer une
confusion et un chaos prolongé, désastreux,
et de rendre la solution trop difficile,
sinon impossible, ou même de s’achever par
un effondrement irrémédiable, non seulement
de la civilisation actuelle mais de toute
civilisation.
Si l’humanité est destinée à survivre, elle
doit sortir de la situation chaotique dans
laquelle se trouve sa vie internationale, et
établir une action unie et organisée :
Mais pour cela, il sera nécessaire
d’édifier, du moins ultimement, un État
mondial véritable, sans exclusions, fondé
sur un principe d’égalité exempt de
considération de taille et de puissance.
Celles-ci pourraient être utilisées à
exercer l’influence qui leur est naturelle
dans une harmonie bien organisée des peuples
du monde protégés par la loi d’un nouvel
ordre international. Une justice sûre, une
égalité fondamentale et un accommodement des
droits et des intérêts, telles doivent être
la loi de cet État mondial et la base de
tout son édifice.
Le résultat ultime, concluait Sri Aurobindo,
doit être :
la formation d’un État mondial, et la forme
la plus désirable serait une fédération de
nations libres d’où tout asservissement,
toute inégalité force et toute subordination
d’une nation à une autre auraient disparu,
où toutes les nations auraient un statut
égal, bien que certaines puissent conserver
une influence naturelle plus grande. Une
confédération offrirait la liberté la plus
large aux nations-membres de l’État mondial,
mais elle risquerait de laisser trop de
place à l’action des tendances séparatistes
ou centrifuges ; une organisation fédérale
serait donc préférable. (…) Dès lors,
l’idéal de l’unité humaine ne serait plus un
idéal irréalisé mais un fait accompli, et sa
préservation aura été remise à la garde des
peuples humains finalement unis.
L’Inde et la
France, par leur position et de leur
influence respective, peuvent jouer un rôle
majeur dans l’avènement d’une telle
organisation mondiale. Dans cette
perspective, des initiatives telles que la
création le 25 janvier 1998 du « Forum
d’initiatives » franco-indien doivent être
vivement encouragées et supportées. Ainsi
que le déclarait, à cette occasion, M.
Jacques Chirac à New Delhi :
L’Inde et la
France, ce sont deux destinées dans
l’Histoire. L’Inde et la France, c’est une
longue histoire. C’est, depuis des siècles,
une puissante attraction réciproque entre
nos cultures. C’est au fond, le même goût
pour le dialogue entre les civilisations,
une même aspiration à la tolérance et à la
paix, le même primat de la conscience. (…)
Chacun suivant sa voie, l’Inde et la France
ont fait vivre ces valeurs universelles : la
justice, la liberté, l’égalité, la
fraternité. (…) Je suis venu vous proposer
de bâtir entre nos deux pays une relation
forte, un partenariat global construit sur
nos complémentarités et sur nos intérêts
communs.
Après avoir
énoncé des propositions concernant le
commerce, l’économie, les finances,
l’environnement, l’éducation, la santé, la
défense, le terrorisme, le crime organisé et
la drogue, M. Chirac insista
particulièrement sur les points suivants :
(…) Ce
partenariat doit aussi porter sur
l’organisation du monde de demain. (…) Nous
vivons aujourd’hui un vrai changement
d’époque, une redistribution des
responsabilités sur la scène internationale.
Ce monde nouveau que nous voulons construire
ensemble, ne saurait à l’évidence, être
unipolaire. Construire un nouvel ordre
international, c’est d’abord renforcer sa
dimension multipolaire.
La position de la
France à cet égard est clairement exprimée
dans son soutien envers la candidature de
l’Inde, du Japon, de l’Allemagne, du Brésil
et d’une nation Africaine au Conseil de
Sécurité en tant que membres permanents. M.
Chirac déclara également dans son discours :
Ensemble, L’Inde
et la France peuvent contribuer à construire
un monde plus harmonieux. Nous devons
d’abord unir nos efforts pour affirmer la
diversité culturelle et linguistique de
l’humanité, face à la menace
d’uniformisation véhiculée par les nouvelles
technologies de l’information. (…) Le risque
est bien réel d’une dilution des identités
culturelles. L’Inde et la France ont nourri
au long des siècles des civilisations fortes
et vivantes.
Elles y demeurent attachées. Elles doivent
garder leur culture.
Elles doivent en
assurer le rayonnement et donc la présence
sur les grands réseaux de communication
modernes. (...) Enfin, l’Inde et la France
doivent agir de concert pour la paix dans le
monde.
Aujourd’hui de plus en plus nombreux sont
ceux, Français et Indiens, qui ont choisi de
consacrer leur vie à tisser des liens
durables et profonds entre nos deux pays et
qui pourraient faire leur la déclaration que
fit Mère le 15
août 1954 :
Je veux marquer
ce jour par l’expression d’un désir
entretenu depuis longtemps : celui de
devenir citoyenne de l’Inde. Dès ma première
venue en Inde, en 1914, je sentis que l’Inde
était ma vraie patrie, le pays de mon âme et
de mon esprit. J’avais décidé de réaliser ce
désir aussitôt que l’Inde serait libre. Mais
j’ai dû attendre en raison des lourdes
responsabilités que j’exerce ici, à
Pondichéry, en liaison avec l’Ashram.
Maintenant le moment est venu pour moi de me
déclarer.
Mais conformément
à l’idéal de Sri Aurobindo, j’ai l’intention
de montrer que la vérité réside dans l’union
plutôt que dans la division. Rejeter une
nationalité pour en adopter une autre n’est
pas une solution idéale. J’espère donc être
autorisée à adopter une double nationalité,
c’est-à-dire rester Française tout en
devenant Indienne.
Je suis Française
de naissance et de première éducation. Je
suis Indienne par choix et par prédilection.
Dans ma conscience, il n’existe aucun
antagonisme entre les deux, au contraire,
ils se combinent très bien et se complètent
mutuellement. Je sais aussi que je pourrai
être utile aux deux pays, car mon seul but
dans la vie est de donner une forme concrète
au grand enseignement de Sri Aurobindo et,
dans son enseignement, il nous révèle que
toutes les nations sont essentiellement une
et destinées à exprimer l’Unité divine de
toute la terre à travers une diversité
organisée et harmonieuse.
©
Serge Brelin
2005-2010
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