Bande Mataram
Le texte de B. C. Chatterji -
Commentaire de Sri Aurobindo -
Article de Christine Devin -
Article de Serge Brelin
Bande Mataram
Bankim Chandra Chatterji
Je te
salue, ô Mère,
riche en eaux et riche en fruits,
rafraîchie par les vents du sud,
noire de récoltes
La Mère !
Et tes
nuits pleines de joie
dans la gloire du clair de lune,
et tes plaines somptueusement
vêtues d’arbres en fleur,
la douceur de ton rire, la douceur de ta
voix,
La Mère, dispensatrice de faveurs et de
félicité.
Terrible avec le cri poussé
par soixante-dix millions de gorges,
et le fil tranchant des épées brandies
par deux fois soixante-dix millions de
mains,
Qui a dit, Mère, que tu étais faible ?
Détentrice d’une force innombrable,
Je salue celle qui sauve
Je salue celle qui met en déroute
les armées de ses ennemis,
La Mère !
Tu es
connaissance, tu es dharma
tu es notre cœur, notre âme, notre souffle.
Dans le bras, tu es force, ô Mère,
Dans le cœur, ô Mère, tu es amour et foi,
et c’est ton image que nous adorons
dans tous les temples.
Car tu es Dourga brandissant
ses dix armes de guerre,
Lakshmi jouant au milieu des lotus
et la Muse de toutes les inspirations.
Je te salue !
Je m’incline devant toi, déesse de
prospérité,
pure et sans pareille,
riche en eaux et riche en fruits,
toi, la Mère !
Je te salue,
Mère au teint sombre, âme pure,
souriant avec douceur, dans la gloire de ta
parure,
Détentrice des richesses, Dame d’abondance,
La Mère !
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Commentaire de Sri Aurobindo
(16 avril 1907)
Le suprême service de Bankim à la nation fut
de nous avoir donné la vision de notre Mère.
La seule idée intellectuelle de la Mère
Patrie ne possède pas en elle-même une
grande force d’inspiration. La simple
reconnaissance de l’avantage que présente la
liberté n’est pas une raison stimulante.
Qu’ils soient loyalistes, modérés ou
nationalistes dans leurs opinions
politiques, rares sont les Indiens
aujourd’hui qui ne reconnaissent pas que
leur pays a des droits sur eux, ou que la
liberté, dans l’abstrait, est quelque chose
de désirable. Mais, dans la pratique, dès
qu’il s’agit de choisir entre les exigences
de la patrie et d’autres devoirs, la plupart
d’entre eux ne mettent pas au premier plan
le service du pays. Et si beaucoup
souhaitent voir la liberté s’établir, peu
ont la volonté d’y collaborer. D’autres
choses nous sont plus chères et nous
craignons de les perdre dans le combat pour
la liberté, ou dans son avènement. C’est
seulement quand la Mère Patrie se révèle au
regard intérieur comme quelque chose de plus
qu’une étendue de terre ou une masse
d’individus, quand elle prend la forme d’une
immense Puissance Divine et Maternelle, sous
une forme de beauté qui peut dominer
l’esprit et s’emparer du cœur, que ces
craintes et ces espoirs misérables
s’évanouissent dans une passion sans réserve
pour la Mère et son service, et que le
patriotisme qui produit des miracles et
sauve une nation condamnée peut enfin
naître. À quelques hommes, il est donné
d’avoir cette vision et de la révéler aux
autres. Il y a trente-deux ans que Bankim a
composé ce chant sublime, et peu l’ont alors
écouté ; mais s’éveillant soudain de ses
longues illusions, le peuple du Bengale a
jeté autour de lui un regard en quête de
vérité, et au moment choisi par le destin,
quelqu’un a entonné le Bande Mataram.
Le Mantra avait été donné et en un seul jour
tout un peuple s’était converti à la
religion du patriotisme. La Mère s’était
révélée. Une fois que cette vision s’est
imposée à un peuple, il ne peut goûter ni
repos, ni paix, ni sommeil tant que le
temple n’est pas prêt, l’image divine
installée et le sacrifice offert. Une grande
nation qui a eu cette vision ne peut plus
jamais courber la nuque sous le joug d’un
conquérant.
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Article
de Christine Devin
L'histoire du Bande Mataram
Le chant du Bande Mataram, écrit en
bengali sanskritisé, fut composé par Bankim
Chandra Chatterji probablement dès 1875, et
le poète l'insérera plus tard dans son roman
Ananda Math où il le met dans la
bouche des Sannyasins se battant contre la
domination anglaise.
La conception de la Terre vue comme Mère,
comme divinité protectrice est commune à de
nombreuses civilisations antiques, on la
retrouve également dans les Védas — « Je
suis un fils de la terre, le sol est ma
mère» —, mais l'Inde a ceci de remarquable
que cette conception ne s'est jamais effacée
de l'imagination populaire et y a toujours
occupé un rôle vivant. Il était donc tout
naturel que l'Indien, s'éveillant à l'idée
de nation au sens moderne du terme, voie sa
patrie sous l'aspect d'une figure divine,
exigeante et généreuse, qui protège et qui
nourrit, puissance guerrière qui défait les
forces du mal mais également douceur
féminine, mère aimée, que ses enfants ont le
devoir de défendre. Il n'était que naturel
pour un Indien de s'adresser à sa patrie
avec les mots de l'adoration et de la
prière. Rappelons que les hymnes en sanskrit
ou stotram, consacrés à chacune des
nombreuses divinités de l'hindouisme et
récités en Inde depuis des millénaires, sont
pratiquement toujours construits autour de
l’un des deux mots, namas ou vande
(je salue, je me prosterne).
Cependant, curieux tour du destin, il fallut
attendre la mort de Bankim pour que les mots
qu'il avait écrits se saisissent de l'âme
indienne. En 1896, Rabindranath Tagore le
chante pendant une session du Parti du
Congrès, mais ce sera seulement en 1905, au
moment où le Bengale se soulève en masse
contre les Anglais, que le chant devient le
cri de ralliement des révolutionnaires. Le
Vice-Roi, Lord Curzon — appliquant la maxime
britannique de « diviser pour régner » —
avait décidé de diviser le Bengale en deux
provinces, l'une à majorité hindoue, l'autre
à majorité musulmane, et c'était contre
cette mesure que protestaient les Bengalis,
mais en fait ce qui commençait là, c'était
la lutte pour l'indépendance de l'Inde
entière. à dater de ce jour, Bande
Mataram allait galvaniser des
générations de combattants de la liberté
dans tout le sous-continent. Et devenir,
pour des centaines de héros inconnus,
l'ultime cri de défi et l'ultime prière au
moment de monter sur l'échafaud.
Il est à noter aussi que c’est dans un
journal intitulé « Bande Mataram » que, de
1906 à 1908, Sri Aurobindo, jour après jour,
appela ses compatriotes à se battre pour
l’indépendance absolue et réussit à
électriser tout un peuple, jusque-là timide
et passif.
Bande Mataram fut le
chant de l'Inde unie dans sa ferveur
patriotique. Cependant quand les nuages
annonçant la Partition commencèrent à
s'amonceler, Bande Mataram se
retrouva en bute aux critiques. On lui
reprocha son contenu « religieux » et même «
idolâtre ». Lorsqu’en 1939 un disciple
rapporte à Sri Aurobindo que certains
politiciens sont hostiles à l’idée de faire
du Bande Mataram un chant national,
celui-ci répond : « Mais ce n’est pas un
chant religieux : c’est un chant national,
et la Dourga évoquée ici représente l’Inde
identifiée à la Mère. » On alla pourtant
jusqu'à raccourcir le chant, ne gardant que
les deux premières strophes et éliminant
celles ou référence était faite à une «
déesse ».
A l'indépendance, au moment où il fallut
choisir quel serait le chant national de
l'Inde, il paraissait normal que Bande
Mataram, qui avait joué un si grand rôle
dans la lutte pour la liberté et qui était
porteur d'un tel poids émotif, serait adopté
comme hymne officiel. Mais des objections,
les mêmes que celles qu'on avait rapportées
à Sri Aurobindo, se manifestèrent.
Finalement, en 1950 l'Assemblée Constituante
arriva à un compromis : le chant de Tagore,
Janaganamana serait adopté comme
hymne national, mais on donnait « le même
rang et la même place d'honneur » au
Bande Mataram.
En dépit de ces controverses, la puissance
d'évocation du poème est telle qu'au moment
où l'Inde célébrait le 50e anniversaire de
son indépendance le 15 août 1997, c'est ce
chant, pourtant bien négligé depuis
cinquante ans, ce chant Bande Mataram,
rajeuni dans un arrangement musical d'un
jeune musicien musulman, qui, plus que tout
autre événement, transporta les foules
indiennes. Comme l'écrivait, quelques jours
après, un journaliste dans un grand
hebdomadaire indien : « Retrouver le
Bande Mataram pourrait être le premier
pas d'une découverte plus vaste de l'Inde. »
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Article de
Serge Brelin
Bankim Chandra Chatterji (1838 - 1894)
Bankim Chandra Chatterji est né à
Kanthalpara, près de Calcutta, le 26 juin
1838. Son père, Jadav Chandra Chatterji,
magistrat et homme de grande culture, avait
eu une expérience très étrange à l’âge de
treize ans environ. Un jour, alors qu’il
s’était enfui de la maison familiale pour se
rendre en Orissa où son frère aîné exerçait
alors ses fonctions, il tomba sérieusement
malade, et son état devint si désespéré
qu’il fut bientôt laissé pour mort. On
transporta son corps au bord de la rivière
où on s’apprêtait à l’incinérer, quand un
sannyasin
surgit brusquement et ordonna d’arrêter les
préparatifs de la crémation. À l’aide de ses
pouvoirs yoguiques, il ramena le jeune
garçon à la vie. Jadav reçut ensuite de son
sauveur l’initiation sacrée. On raconte que
ce même sannyasin lui rendit visite
peu avant sa mort. Cet épisode est très
intéressant, car, comme nous le verrons, son
fils Bankim fut lui aussi profondément
influencé par les sannyasins.
L’éducation de Bankim commença à la maison,
sous la férule du maître qui enseignait
aussi à l’école primaire du village. Il
étudia ensuite dans une école anglaise de
Midnapore, puis au Collège d’Hooghly, situé
au bord du Gange sur la rive opposée à
Kanthalpara. En 1849, il épousa, comme le
voulait alors la tradition, une petite fille
âgée de cinq ans.
En juillet 1856, Bankim entra à l’Université
de Calcutta, qui venait juste d’être créée,
et en 1858, il fut avec Jadunath Basu le
premier Bengali à obtenir une licence de
droit. Pendant les trente-trois ans qui
suivirent, il exerça les fonctions de
magistrat et de percepteur avec une
compétence remarquable, mais aussi un
vigoureux esprit d’indépendance, sa
franchise le poussant souvent à entrer en
conflit avec l’arrogance de certains
Britanniques.
En 1860, un an après la mort de sa première
femme, il épousa Rajlakshmi Devi à qui il
devait accorder une place très importante
dans sa vie.
Mais Bankim Chandra Chatterji ne fut jamais
heureux dans sa profession, et c’est dans la
littérature qu’il devait se réaliser
pleinement. Grâce aux années passées sous la
tutelle d’enseignants britanniques, il avait
acquis une parfaite maîtrise de la langue
anglaise. Admirateur d’Ishwar Chandra Gupta,
Bankim Chandra avait commencé sa carrière
littéraire à Hoogly en composant des poèmes,
mais il abandonna bientôt la poésie en
faveur de la prose. En 1864, son premier
roman, Rajmohan’s Wife, parut en
feuilleton dans le journal « Indian Field ».
Ce devait être son premier et dernier
ouvrage en anglais. Il s’aperçut en effet
qu’il ne pourrait pas vraiment communiquer à
ses compatriotes la passion qui brûlait dans
son cœur s’il n’écrivait pas en Bengali.
Cette prise de conscience allait être le
point de départ d’une ère nouvelle.
Jusqu’alors, les Bengalis d’éducation
anglaise pensaient que leur langue
maternelle était inapte à exprimer des idées
modernes. Bankim restructura l’ancien
langage pour en faire un instrument adapté à
l’expression claire et dynamique de la
littérature moderne.
Son premier roman en Bengali, Durgesh
Nandini, parut en 1865. Bien que
certains critiques de l’époque aient
prétendu qu’il s’agissait là d’une imitation
de l’Ivanohé de Walter Scott, il ne
fit aucun doute pour les lecteurs
enthousiastes que Durgesh Nandini
venait de créer un champ émotionnel
entièrement nouveau. Ainsi que Sri Aurobindo
l’a écrit, « Scott a peint des silhouettes,
mais il n’a pas su leur donner chair. C’est
là que Bankim excelle. Les discours et
l’action, chez lui, sont si étroitement
entremêlés et imprégnés d’une vie si
profonde, que ses caractères nous semblent
appartenir à des hommes et à des femmes
réels... » Avec chacun des chefs-d’œuvre qui
suivirent, comme Kapala Kundala,
Mrinalini, Chandrasekhar,
Rajani, Krishnakanta’s Will,
The Poison Tree, Bankim Chandra a créé
un univers de Beauté. Il voyait, dit Sri
Aurobindo, « ce qui était beau, doux et
gracieux dans la vie hindoue, et ce qui
était ravissant et noble chez la femme
hindoue : son cœur empli d’émotions
profondes, sa constance, sa tendresse et son
charme, en fait, son âme de femme ; et tout
ceci, nous le trouvons brûlant dans ses
pages et comme divinisé par le toucher d’un
poète et d’un artiste. »
Comme Sri Aurobindo l’a expliqué, Devi
Chaudhurani décrit les éléments de base
d’un véritable et durable combat patriotique
: sacrifice, dévotion, autodiscipline et
organisation, infusion du sentiment
religieux dans le patriotisme.
Ces idées trouvèrent leur pleine expression
en 1882 dans le roman Ananda Math,
dont l’action se déroule pendant la période
chaotique des années 1770, quand le Bengale
subissait la double domination du Nabab
iranien Mohammed Reza Khan, et de la
Compagnie anglaise des Indes Orientales.
Aucun des deux ne se souciait de préserver
l’ordre public, et leurs serviteurs
opprimaient le peuple que rien ni personne
ne protégeait de leurs exactions. Cette
situation s’aggrava avec la famine qui sévit
de 1769 à 1770, et qui fut si terrible que
des milliers d’hommes et de femmes furent
obligés d’abandonner leur foyer, de vivre de
racines et d’herbe, de vendre leurs enfants
et de se nourrir parfois de chair humaine.
Les victimes de cette catastrophe ont été
estimées à un tiers de la population du
Bengale. Mais le fait historique principal
sur lequel s’appuie Ananda Math est ce que
l’on a coutume d’appeler la révolte des
sannyasins. Ce mouvement avait été
lancé, au milieu du XVIe siècle, par des
sannyasins appartenant aux dasnamis,
ordre monastique fondé des siècles plus tôt
par Shankaracharya. Ces sannyasins
avaient pour mission de protéger, par la
force si nécessaire, la vie, les biens et
les prérogatives des membres de leur ordre.
À l’époque qui nous intéresse, leurs rangs
s’étaient grossis de paysans affamés et
d’anciens soldats, et d’immenses troupes de
sannyasins extorquaient de l’argent
aux riches zamindars,
attaquaient les villages et quelquefois les
plantations et les fabriques anglaises, se
livraient au pillage, et affrontaient les
forces de la Compagnie. Bankim fit de ces
rebelles, que le peuple tenait en grand
respect, un groupe exalté de patriotes qui
se dressaient contre les oppresseurs en
chantant Bande Mataram [Je te salue,
ô Mère].
En 1882, un missionnaire écossais, le
Révérend Hastie, publia dans le Statesman
des attaques violentes et injurieuses contre
la religion hindoue. Bankim, qui s’était
déjà plongé dans l’étude des vérités
universelles du Sanãtan Dharma,
décida qu’il ne pouvait laisser sans réponse
les insultes lancées par Hastie. Sous le
pseudonyme de Ram Chandra, il répliqua avec
force et clarté aux attaques du missionnaire
dans une série de lettres remarquables
publiées dans les colonnes du même journal.
Ce fut pour lui l’occasion de présenter aux
Bengalis instruits les principes de base de
la religion hindoue, tout en démontrant
combien les attaques du missionnaire étaient
injustifiées et fallacieuses.
L’artiste se transformait de plus en plus en
penseur et en guide spirituel. Souffrant du
diabète, il abandonna prématurément ses
fonctions en septembre 1891, et devint
président de la section littéraire de
l’Association pour l’Éducation Supérieure
des Jeunes Gens, qui devint plus tard
l’Institut Universitaire. Il consacra les
dernières années de sa vie à écrire
Dharmatattwa et Krishnacharit,
œuvres dans lesquelles il entreprit de
transmettre à ses compatriotes l’essence de
la Gita et des Védas.
Malheureusement son travail sur les Védas
demeura inachevé et ne fut jamais publié. La
mort enleva Bankim Chandra Chatterji le 8
avril 1894, à l’âge de cinquante-six ans.
Sannyasin : sorte de
moine mendiant.
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