Atavisme
Par
Lila Armoudom
Mon
enfance s’est passée dans un contexte
post-colonial où l’on adoptait la
citoyenneté et l’éducation scolaire
françaises non par choix personnel mais par
évidence politique et sociale.
Ma famille, d’origine indienne des deux côtés, est hindoue du côté
de ma mère et catholique du côté de mon
père. Tout sentiment d’appartenance à
l’indianité était étouffé et relégué dans un
lointain souvenir.
Vers les années 1880, mon arrière-grand-mère
maternelle Maya débarque à la Réunion. Née
en Inde, de Calcutta semble-t-il, elle est
enregistrée sous le matricule 9612 du
Registre Général des « Engagés » indiens.
Elle se met au service d’un grand fermier de la Plaine Saint-Paul
au lieu-dit « Mon Repos ».
En 1887, alors âgée de 28 ans, elle donne naissance à un fils dans
ce même lieu.
Siva, mon grand-père ne travailla pas pour
les sucriers mais il s’installa, adulte,
entre la Plaine et Savannah comme commerçant
dans une boutique » où il vendait un peu de
tout, et comme à l’époque, surtout
l’alimentaire.
Il aura trois mariages avec plusieurs enfants dont celui avec ma
grand-mère maternelle venue elle, de Saint
Benoit.
Il fit un mariage catholique avec elle, alors que mon grand-père
aimait « aller au temple ».
Devenu invalide, il laissa à ma grand-mère le soin de gérer la
boutique.
Et pour autant que je me souvienne, c’était
une femme entreprenante et généreuse, connue
sous le nom de Madame Babu. A cette époque
où prendre l’avion n’était pas encore
courant, elle n’hésita pas à voyager à l’île
Maurice et même à traverser par bateau
jusqu’à Madagascar pour rapporter des
marchandises.
Ma mère, elle, dut quitter l’école quand mon grand-père décéda.
Elle aida ma grand-mère et, déjà autonome
vers douze ans, elle se déplaçait en train
jusqu’au chef-Lieu (Saint Denis) pour passer
des commander toute seule.
Situation oblige, elles avaient acquis déjà pour cette époque
beaucoup de liberté et d’ouverture d’esprit,
ce que les premiers engagés enrôlés dans les
champs de canne ne pouvaient se permettre,
étant sous la houlette des colons.
Du côté de mon père, né en 1918 à
Champ-Borne : malheureusement un grand vide
et peu d’informations sur sa famille, ses
parents étant décédés en pleine épidémie de
grippe espagnole. Ses grands-parents
viennent probablement du Sud de l’Inde.
Il fut élevé par un oncle dans une ambiance assez austère. Il s’est
construit seul, apprenant à lire et à écrire
par lui-même. Il nous racontait comment il
avait dû se débrouiller et commencer à
travailler très jeune, d’abord dans une
usine de manioc.
Puis il apprit la fabrication du bitume pour les routes, et après
plusieurs petits métiers, il finit par
« débarquer » du côté de Savannah – là où
vivait ma mère.
Il est alors ouvrier, puis employé à l’usine de canne à sucre et la
distillerie du rhum.
Mon père, lui, était croyant, et sa foi catholique venait à la fois
de sa propre conviction et de l’obligation à
l’époque de nous faire baptiser pour pouvoir
fréquenter les écoles « religieuses ».
Son mariage avec ma mère concrétisait pour lui son envie de
retrouver la chaleur d’une famille.
Je suis issue d’une famille qui compte neuf enfants.
Mon éducation s’est faite dans ce milieu
« sécurisé », soumise à l’autorité du père
et dans une certaine compréhension de nos
aspirations par ma mère. Elle souhaitait
qu’on puisse fréquenter autant le temple que
l’église.
A l’époque de la colonisation, contraints
par les maîtres, les « engagés » indiens ou
d’autres origines ont dû délaisser certaines
de leurs coutumes, leur culte, leurs langues
originelles.
Mais peu à peu ils se sont forgé un mode de vie dans la mixité et
la tolérance parmi toutes ces personnes
venues de Madagascar, d’Asie voire
d’Afrique, du Mozambique. Un partage, un
« vivre ensemble », réunit ces populations,
descendants d’esclaves ou d’engagés.
La langue « créole » se développe. D’autres traditions
s’installent… La cuisine « réunionnaise »
allie le riz « cantonnais » et le « massalé
cabri » aux carris « créoles » comme le
rougail saucisses adopté par tous.
Les vêtements d’antan : longues robes et jupes, dhotis… peu à peu
s’occidentalisent ; aujourd’hui pourtant, à
côté des vêtements à tendance européenne,
l’intérêt et le goût pour les kurtas, saris
et punjabis revient parmi les jeunes
générations.
Tout comme les danses Séga et Maloya ont résisté, on voit la danse
indienne fleurir et se renouveler après le
« bal Tamoul ».
Si la langue et la littérature françaises nous étaient inculquées
dès l’école primaire, un contexte
s’installait, enrichi d’un peu toutes les
tendances et modes importées par le cinéma,
les magazines du monde occidental…
On découvrait les mélodies indiennes avec Ravi Shankar et les
Beatles, les danses Bollywood ou
semi-classiques avec Vyjayanthimalia et
Yamini.
J’attrapais au vol ce qui paraissait le plus accessible et qui
imposait une image de la danse : le ballet
classique que j’ai étudié durant mon
adolescence.
Une fois étudiante, je me suis tournée vers le modern-jazz, plus en
vogue.
Finalement ma curiosité ou peut-être le souvenir des lampes à huile
qu’allumait ma grand-mère et les « marlés »
multicolores confectionnés par ma mère m’ont
amenée à explorer cet espace de mes
aspirations laissé libre. C’est alors que je
rencontre la seule danseuse de style Bharata-Natyam
installée sur l’île. Puis enfin des artistes
indiens viennent se produire à la Réunion.
Je m’engage alors dans la recherche de cette esthétique.
En 1980 je commence un séjour à l’Institut
Mahatama Gandhi à l’île Maurice. Les bases
du Bharata-Natyam assimilées, je décide de
continuer dans cette voie. Je fais
alors le chemin inverse de mon
arrière-grand-mère et me retrouve en Inde.
D’abord Chennai (Madras), puis New-Delhi.
Dans le sud, j’organise ma vie au sein d’une famille venue du
Kérala, qui m’accueille comme leur propre
fille.
J’étudie le langage chorégraphique et la gestuelle qui me manquent
tant, à l’Académie Bharata Kalanjali de M.
et Mme Dhananjayan. Pendant ce séjour je me
suis adaptée aux règles de la vie indienne,
j’ai adopté ses bruits, ses odeurs et ses
couleurs. Confrontée à une foule de
sensations et d’images aussi denses que la
population, je me fonds dans les techniques
diverses pour aller au cœur du rythme dans
mon âme « indienne ».
Mes rencontres avec des figures charismatiques telles que Rukmini
Devi – fondatrice de Kalakshetra – où
j’étudie les beaux-arts, et Jay Krishnamurti
– me guident dans une philosophie plus
spirituelle.
Après deux ans passés dans le Sud, je quitte
Madras pour me retrouver à l’Institut Sriram
Bharatya Kalakendra de New-Delhi. Je
continue d’étudier le Bharata Natyam et
m’initie à l’Odissi et au Chau. Les amis
indiens et étrangers qui étudient avec moi,
m’aident à mieux appréhender les différents
milieux et coutumes de leurs régions.
Je me familiarise et me sens plus intime avec cette grande nation
si complexe, un carrefour où se croise une
multitude d’expressions artistiques : chant,
danse, théâtre, musique… au cœur d’une
histoire plusieurs fois millénaire… Tant de
choses à apprendre, comprendre, ou
simplement admirer ! Tant d’événements à
vivre en même temps que l’apprentissage du
métier d’artiste.
Réunionnaise que je suis, je ne me doutais pas que c’était aussi
vaste : un champ allant vers
l’incommensurable ? Y passer une vie ne
suffit pas… mais on gagne peu à peu une
sorte de plénitude en accord avec ses
exigences. Ma routine d’étudiante dans le
cœur de Delhi me plait et ne pas parler
hindi n’est pas vraiment un obstacle puisque
l’anglais – langue colonisatrice – permet de
se faire comprendre !
En octobre 1984, un événement tragique me
marque comme tous les Indiens : Mme Indira
Gandhi est assassinée et je vois déferler
des milliers – ou des millions- d’Indiens
dans les rues. Une vague de violence envahit
le pays. Hébergée à la pension de Sriram, on
doit observer le couvre-feu pendant
plusieurs jours.
Fin décembre je décide de retrouver le sol
réunionnais et transmettre cet art de la
danse avec ma vision personnelle.
Après une dizaine d’années d’enseignement en
cours privé – écoles – et diverses
associations, le Conservatoire jusque-là
réservé aux seuls styles de musiques et
danses occidentales me donne enfin la
possibilité d’enseigner.
Certains jeunes, comme moi auparavant, n’avaient jamais connu
l’Inde et désiraient se plonger dans la
culture « indienne ».
Aujourd’hui, le Bharata Natyam est bien ancré dans l’île à côté de
styles classiques, contemporains et
folkloriques réunionnais.
La femme réunionnaise d’origine indienne a
sa place dans la vie culturelle, sportive et
administrative de l’île.
Le monde politique fait de plus en plus d’adeptes et certaines
femmes d’origine musulmane se retrouvent à
la tête de collectivités, dans les mairies,
le gouvernement ou présidentes
d’associations diverses.
Elles ne s’isolent pas dans leur propre Communauté et côtoient les
différentes ethnies de l’île.
Bien sûr, même si chaque famille garde ses caractères propres à
leurs origines, il règne une harmonie
globale qui nous permet de nous retrouver,
nous femmes réunionnaises, et de partager
des goûts et intérêts communs.
Les vacances peuvent se partager avec plaisir tant vers la
Métropole que vers l’Inde.
Depuis peu, par décision du Gouvernement indien, certaines
personnes comme moi, de nationalité
française, sont devenues citoyennes
d’origine indienne !
Si l’identité de la femme d’origine indienne
est faite d’attachement à la culture
française (gastronomie, mode vestimentaire,
littérature…), elle ne peut occulter
l’atavisme qui la relie à ses racines et
goûte la qualité exceptionnelle de la vie
réunionnaise.
© La Nouvelle Revue de l'Inde
- 2020 |