L'art
tribal des adivasi
Par
Hervé Perdriolle
 Les
Indiens appellent les individus issus de
communautés tribales les "adivasi", ce qui
signifie "premiers habitants". Pourtant, de
l'art tribal indien nous ne connaissons
presque rien. Durant plus de plus de deux
mille ans, le foisonnement des arts sacrés,
bouddhistes, jaïn, hindous ou encore
musulmans, ont presque totalement occulté
l'art tribal de ce sous-continent.
L'un
des rares témoignages qui nous soient
parvenu est celui de l'art des Naga. L'art
de cette tribu, jadis coupeurs de têtes et
christianisée dans les années 50, avec ses
sculptures, ses parures ou son architecture,
a rivalisé avec les plus belles pièces de
l'art tribal d'Afrique et d'Océanie. Les
quelques autres témoignages nous viennent du
travail exceptionnel d'ethnologues dont
celui, dans les années 30, d'Elwin Verrier à
propos de la tribu des Gond dans l'État du
Madya Pradesh, au cœur de l'inde.
Malheureusement peu de pièces ancienne sont
été conservées et il est rare d'avoir
l'occasion de les admirer. Dans les années
70, le gouvernement indien, conscient de la
disparition progressive de ce patrimoine
artistique est venu en aide à l'ensemble de
ses diverses communautés ethniques. Afin de
pouvoir conserver une trace durable de ses
arts rituels pour la plupart
traditionnellement éphémères les émissaires
du gouvernement ont introduits auprès de ces
artistes d'autres supports tels que le
papier et la toile. Faciles à transporter et
à exposer, ces nouveaux supports ont permis
également de faire connaître ces formes
d'art ancestral hors de leurs frontières
géographiques. Exposées et vendues dans les
magasins d'État, ces peintures et dessins
avaient aussi pour finalité d'apporter un
complément de revenus à ces communautés le
plus souvent très démunies. Parmi cette
production artistique essentiellement
destinée à une clientèle de touristes,
quelques unes d'entre elles particulièrement
intéressantes retinrent l'attention de
spécialistes ou d'amateurs éclairés. Ainsi
fût découvert, dès le début des années 70,
la plupart de celles ou de ceux qui allaient
devenir les représentants majeurs de l'art
tribal indien.
Jivya
Soma Mashe fût l'un des premiers d'entre eux
à avoir une reconnaissance nationale puis
internationale. Jivya Soma Mashe fait partie
de la tribu Warli. Située dans le Thane
District, à approximativement 150 km au nord
de Bombay, la tribu Warli compte encore
aujourd'hui plus de 300 000 membres. Les
Warli parlent un dialecte qui ne s'écrit
pas. Il est un mélange de mots issus du
sanskrit, du Marathi et de Gujarati.
Yashodara Dalmia, dans son livre intitulé
"The painted Word of the Warlis", note que
les Warli seraient le prolongement d'une
tradition dont les origines se situent entre
2 500 et 3 000 avant JC. Leurs peintures
murales s'apparentent à celles faites 500 à
10 000 avant JC. dans les grottes de
Bhimbekta, dans le Madya Pradesh..
L'iconographie extrêmement rudimentaire de
leurs peintures murales est construite
autour d'un vocabulaire graphique dès plus
basique : le rond, le triangle et le carré.
Le rond et le triangle sont nés de
l'observation de la nature; le rond de
l'observation de la lune et du soleil et le
triangle de celles des montagnes, et plus
particulièrement de la montagne sacrée au
sommet acéré, aigu, ou des arbres aux cimes
pointées vers le ciel. Seul le carré ne
semble pas né de l'observation de la nature
et apparaît alors comme une création de
l'homme afin de délimiter l'enclos sacré, la
parcelle de terrain. Aussi, le motif central
de chaque peinture rituelle est celui du
carré, le "cauk"(ou caukat), au centre
duquel l'on trouve "Palaghata", la déesse
mère, symbole de fécondité et de fertilité.
Il est important de noter que les divinités
masculines sont rares chez les Warli et
qu'elles s'apparentent, le plus souvent, à
des esprits ayant pris forme humaine.
Autour du motif central de ces peintures
rituelles, viennent principalement des
scènes de chasses, de pêches et de cultures,
de fêtes et de danses, des figures
représentant arbres et animaux. Les corps
des êtres humains, comme ceux de nombreux
animaux, sont représentés à l'aide de deux
triangles inversés qui se rejoignent en
leurs pointes respectives, le triangle
supérieur figure le torse, le triangle
inférieur évoque le bassin. L'équilibre
précaire de ces triangles symbolise
l'équilibre de l'univers, du
Couple,
équilibre sans lequel, rythme et vie
seraient absent de leur art. Cette
pictographie réduite à l'essentiel est
réalisée à l'aide de moyens picturaux eux
aussi rudimentaire. Ces peintures rituelles
sont réalisées de manière générale à
l'intérieur de leurs huttes. Celles-ci
mesurent environ 8x6 m et ne possèdent
ordinairement pas de cloisons intérieures.
Une séparation symbolique répartie l'espace
entre les hommes et le bétail. Les murs sont
faits d'un mélange de branchages, de terre
et de bouse de vache. La couleur de ces murs
est celle de la terre cuite. C'est cet ocre
rouge qui va servir de fond à la peinture
murale. Pour peindre, les Warli n'utilisent
qu'une seule couleur, le blanc. La couleur
blanche est obtenue à partir d'un mélange de
pâte de riz, d'eau et de gomme qui sert de
liant. Cette peinture sera appliquée à
l'aide d'un bâtonnet de bambou préalablement
mâchonné en son extrémité afin de lui donner
une souplesse comparable à celle d'un
pinceau. Ces peintures murales ne sont
réalisées qu'en de rares occasions, celles
des mariages et des récoltes.
Cette
absence de pratique artistique régulière
explique le style extrêmement brut des
peintures rituelles Warli. Jusqu'à la fin
des années 60, l'art pictural de cette tribu
était le fait exclusif des femmes. Cet art
rituel ancestral allait, au cours des années
70, subir un changement radical.
Un
homme, Jivya Soma Mashe, se mit à peindre,
non pas à la seule occasion des rituelles,
mais quotidiennement. Son talent fut très
vite remarqué au niveau national, recevant
directement de la main des plus haut
responsables politiques de l’Inde –tels
Nehru ou encore Indira Gandhi- les plus
importantes récompenses artistiques
indiennes, puis au niveau international,
participant à des expositions remarquées
dont les Magiciens de la terre, en 1989.
Cette reconnaissance sans antécédent,
entraîna dans son sillage nombre de jeunes
gens, parfois même formés par Jivya Soma
Mashe, dans le cadre de workshop improvisé
ou parfois organisé par des représentants du
gouvernement. Ces garçons, par une pratique
quotidienne de peintures destinées à être
vendues, acquirent rapidement un
savoir-faire qui fit l'admiration des
femmes. Aujourd'hui, rares sont les femmes
qui peignent encore, laissant aux hommes
cette tâche, y compris à l'occasion des
peintures rituelles. Nombre de ces jeunes
peintres furent et sont encore invités à
exposer à l’étranger, sur des initiatives
institutionnelles ou privées. Parmi eux,
Shantaram Tumbada, a eu l’occasion de voir
réaliser une de ses œuvres sur le mur d’un
immeuble en France, près de Lyon à
Villeurbanne, son style atteint une maturité
graphique rare et confère à ses dessins les
plus simples l’efficacité visuelle des
meilleurs pictogrammes.
L'histoire de Jivya Soma Mashe est
singulière. Abandonné par sa famille dés son
plus jeune âge, il s'enferme dans un mutisme
total. Sa seule façon de s'exprimer alors,
est de tracer des dessins à même le sol.
Cette attitude étrange lui vaut rapidement
un statut particulier au sein de sa
communauté. Les premiers émissaires du
gouvernement, en charge de conserver et de
promouvoir l'art des Warli, sont vite
étonnés par les qualités artistiques de cet
homme. De cette période de repli sur
lui-même, Jivya Soma Mashe semble avoir
conservé un imaginaire et surtout une
sensibilité hors du commun. Le travail sur
des supports comme le papier et la toile lui
ont permis de s'affranchir des contraintes
de la surface irrégulière et escarpée du
mur. Jivya Soma Mashe a métamorphosé
l'aspect abrupt des peintures éphémères en
un style libre et franc d’où émane une
sensibilité propre. La marche est
omniprésente tant dans les paysages Warli,
avec ses innombrables pistes marquant le sol
comme les vestiges d’une sédentarisation
inachevée, que dans les peintures de Jivya
Soma Mashe. Dans ses peintures, la marche
s’inscrit également sous la forme de pistes,
représentées le plus souvent par une simple
ligne. Une ou plusieurs lignes, qui
parcourent et structurent la toile, nous
invitent à suivre ses personnages toujours
en mouvement, ses « marcheurs » dont la
forme rudimentaire et hardie évoquent les
silhouettes, elles aussi élémentaires et
décidées, d’autres « marcheurs » célèbres
représentés, ou figurés, par Alberto
Giacometti, Charlie Chaplin ou encore
Jacques Tati.
En
regardant attentivement les peintures de
Jivya Soma Mashe, ce qui frappe le plus
c’est le « mouvement », la qualité du
détail, la légèreté et, dans un même temps,
la précision du trait. L’hésitation n’existe
pas dans l’œuvre de Jivya Soma Mashe.
L’artiste va à l’essentiel tant dans le
dessin que dans la composition. Directement,
sans ambages, avec la simplicité de
l’évidence, de l’ingénue, du naturel. Chaque
détail de ses peintures en est le
témoignage. Le trait, la ligne et les points
foisonnent, fourmillent, sur la toile
vibrent et s'agencent au grès de
compositions habiles qui, elles même,
renforcent la vibration de l'ensemble. Le
détail et la composition générale de l'œuvre
sont, l'un et l'autre, au service du
mouvement. Les thèmes récurrents de son
œuvre, l'activité quotidienne des siens et
les légendes Warli sont elles aussi le
prétexte à un éloge constant du mouvement.
"Il y a les êtres humains, les oiseaux, les
animaux, les insectes, etc. Jour et nuit il
y a du mouvement. La vie est mouvement." Par
ses propos, Jivya Soma Mashe, décrit le
sentiment profond qui anime l'âme Warli.
Adivasi, premiers habitants, les Warli nous
parlent des temps les plus anciens et
évoquent une culture ancestrale dont l'étude
approfondie permettrait peut-être de
révélerquelques-uns des fondements culturels
et religieux de l'Inde moderne.
©
Hervé Perdriolle
2006-2010
Hervé Perdriolle a vécu en Inde de 1996 à
1999 où il a étudié l’histoire des arts
tribaux et populaires indiens. Hervé
Perdriolle a organisé un certain nombre
d’expositions en France et à l’étranger afin
de mieux faire connaître ces formes d’art.
La dernière d’entre elles invitait à
dialoguer les œuvres de Jivya Soma Mashe.
Hervé Perdriolle est actuellement directeur
artistique des Rencontres Parallèles
(www.rencontresparalleles.info).
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